Dans les plaines torrides du Bihar, la région de Dumka est la plus misérable de l’état le plus pauvre de l’Inde. C’est là que l’armée indienne recrute chaque année des milliers d’hommes pour construire les plus ambitieux projets de routes stratégiques himalayennes afin de défendre les confins de ses territoires, au Ladakh, contre la Chine revendiquant les hauts plateaux du Tibet, et contre l’agression du Pakistan au Cachemire. Ces milliers de kilomètres de route bâties à la main centimètre après centimètre par les hommes de Dumka sont donc capitales pour assurer la sécurité de la nation.

Issus de religions musulmane, chrétienne et hindouiste, 4800 travailleurs de Dumka sont engagés pour l'été. Lors du recrutement, un corps de l'armée, le GREF, fait passer une visite médicale à chaque travailleur avant de les emmener au Ladakh, à mille cinq cent kilomètres de chez eux. Après trois mois de chantier dans les fumées, entre 3000 et 5600 mètres, ces hommes auront réduit d'au moins 5 ans leur espérance de vie. L'altitude, le froid, la fumée, la fatigue, la lassitude et une nourriture mal adaptée épuisent les travailleurs. Installés près des chantiers, à 5000 mètres, ils vivent dans des campements rudimentaires: d'anciens parachutes en coton de l'armée fichés sur un bout de bois et tenus par des cordes. Sous ces abris à courants d'air, les hommes de Dumka s'entassent la nuit par moins dix degrés, à 25 par parachute, dans une odeur âcre de sueur et d'urine. Si, individuellement, les hommes de Dumka sont peu efficaces, ils le deviennent par leur nombre. Ensemble, ils sont plus rentables et plus fiables que les machines, sujettes à une panne. Hormis le rouleau compresseur qui paraphe l'˛uvre des Dumkas, aucune machine n'est utilisée sur les chantiers. Chaque travailleur reçoit en prêt une paire de bottes plastique, une salopette usée comme habit de travail et un outil désuet dont il est responsable toute la saison. Il effectuera toujours la même tâche. Certains creusent la montagne, créent la route, la stabilisent, d'autres cassent des pierres, empierrent, balayent la route de sa poussière, font fondre le goudron dans des barils, le brassent, le versent dans une brouette ou des seaux, le ratissent pour le répandre. Toutes ces routes que bâtissent les hommes de Dumka relient des régions vivant à des rythmes différents. Ponts suspendus entre les cultures himalayennes, elles chassent la tradition, imposent une nouvelle valeur du temps, balaient les références. Porte entre les mondes, elles permettent d'échanger non seulement des marchandises mais surtout des idées, des projets. Veines favorisant un métissage de sang et de langues, mêlant les vallées du sud aux montagnes du nord, elles engendrent la vie qui se greffe à son ruban. Echoppes, relais, habitations vont peupler les paysages jadis désolés. Le sens de la route est aussi le sens de la vie. Au XXIe siècle, ces chantiers de l'inhumain, chef-d'oeuvre de travailleurs en guenilles, sont le témoignage vivant des grandes épopées de l'histoire himalayenne. Ils entrent dans la légende des grands travaux de l'humanité, comme la construction de la grande muraille de Chine ou des pyramides d'Egypte, grâce aux hommes de Dumka photographiés par Olivier & Danielle Föllmi.

Olivier Föllmi

Danielle et Olivier Föllmi

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