La première fois que je suis entré en contact avec des soufis, c’était en Algérie. Cela se passait dans le désert. A leur contact, je découvrais une autre vision de l’Islam. Un Islam tolérant et libre. Je découvrais des noms qui ne me disaient rien alors. Des noms comme Mansour El Haladj, Ibn Arabi et bien d’autres. Des noms que j’ai fini par assimiler et comprendre bien plus tard.

Quatre ans après ce voyage en Algérie, je me trouvais en reportage dans le Penjab au Pakistan. Pays de l'orthodoxie islamique, pays difficile si on en croit l'actualité. Et là, une fois de plus, rencontre avec des soufis. Un long séjour parmi eux m'a appris leurs différentes voies. Des voies qu'on appelle tarika. Les affiliations qu'on appelle salsila. Le dhikr, le damas et la musique. Pas un jour ne passe sans que je ne sois étonné par la bienveillance qui se manifeste à mon égard. Des nuits entières à écouter des chants soufis : du kawali. Depuis longtemps les confréries se sont developpées à travers la poésie, seule à même d'exprimer la vision mystique de sa beauté. Les strophes exprimant l'ivresse amoureuse ont dépassé les frontières de l'orient. Alors que la violence en d'autres lieux semble trouver ses maîtres et la liberté une vaine espérance, les soufis répondent par ce poème de Mir Dard : "Contemple ô ami l'unité de tout. Vois comme les pétales se rassemblent en rose. Du jardin du monde nous sommes à la fois, la rose et l'épine. L'ami, c'est nous, l'ennemi c'est encore nous".

Leur liberté d'esprit les mène parfois à cultiver le blâme. Le plus célèbre d'entre eux, Mansour El Haladj criait à la face de ses bourreaux qui le traitait d'hérétique : "Je suis la vérité", autrement dit "Je suis Dieu".

Que dire des Kalandaris, ces libertins de l'Islam pour lesquels la voie de Dieu passe par tous les moyens. Elle passe par l'opium, le hachisch, l'ascèse, le chant. Ils portent le cheveu long, la barbe longue, ils empruntent différentes voies pour permettre à leur esprit de se focaliser essentiellement sur Dieu. Ils prennent possession des cimetières, assis sur des tombes, cherchant à capter le pouvoir sanctifiant du maître. Ils lui rendent grâce par des chants ou lui clament des ghazals (poèmes) des nuits entières. Leur pensée augurera du mouvement des malamatis, c'est à dire : les blâmables. Leurs propos sont toujours rejetés par l'orthodoxie. Ce sont des hérétiques. Mais leur parole renferme une liberté de pensée que l'on retrouve aussi à travers leurs actes.

On interrogea Abu Yazid El Bistani, un des premiers soufis Kalandaris du IXème siècle, sur l'ascèse. Il répondit : "Elle n'a aucune valeur. Je n'ai été ascète que trois jours. Le premier, j'ai renoncé à ce monde. Le deuxième, à l'au-delà. Le troisième, à tout ce qui est autre que Dieu. J'ai alors entendu cet appel : Que veux-tu ? Ne rien vouloir, répondis-je. Car je suis celui qui est voulu et tu es celui qui veut."

Bien plus tard, j'ai rencontré d'autres groupes soufis : des naqchbandis en Ouzbékistan, des qadiris en Inde et en Egypte, des Aïssaouas au Maroc, des Mawlanas (derviche tourneur) en Turquie. Tous ont cette beauté dans les yeux, une beauté d'âme, une beauté de coeur. Dix années durant, je les ai fréquentés.

Plusieurs fois je me suis découragé. Je me posais la question de la continuité. Et souvent j'ai trouvé des réponses dans d'autres lieux. A Konya, je me suis découragé. A Multan, je me suis rassuré. A Ajmer, j'ai été conforté dans ma démarche. A Boukhara, j'ai été transporté. Ma relation avec ces groupes est une relation de confiance. Plusieurs séjours ont été nécessaires pour saisir la quintescence de ces lieux.

Exposition co-produite par Geo.

Bruno Hadjih

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