En explorant ce qui reste du delta du fleuve Colorado coulant au nord du Mexique, mon propos est de rendre compte des sacrifices matériels et personnels qui se cachent derrière la construction de villes tentaculaires, de terrains de golfs à la réputation mondiale, et la production en masse de fruits et légumes, rendues possibles grâce aux eaux du fleuve.

L’écrivain Wallace Stegner qualifia jadis l’Ouest américain, si désertique, de « Terre d’espoir ». Ses cieux infinis et ses montagnes imposantes promettent un avenir radieux et prospère. Mais à quel prix avons-nous, aux États-Unis, échafaudé ce mythe des temps modernes, entièrement alimenté par les eaux du fleuve? Nous avons maîtrisé une force autrefois sauvage et rouge – le fleuve Colorado, qui en des temps reculés façonna le Grand Canyon – a fin de recréer les paysages urbains et industriels de l’Europe et de la côte est sur un territoire asséché. Le fleuve Colorado fait aujourd’hui vivre plus de 30 millions de personnes aux États-Unis. Sans lui la civilisation telle qu’elle existe à l’ouest du pays disparaîtrait.

El Delta del Rio Colorado, comme on l’appelle au Mexique, couvrait autrefois 850 000 hectares de terres fertiles situées peu avant l’embouchure du fleuve dans le golfe de Californie. Les marécages bordés de joncs, que survolaient les oiseaux migrateurs, recelaient de généreux bancs de poissons. Pendant près d’un millénaire, la tribu Cucapa (qui signifie « les gens du fleuve ») vécut dans ce paradis, s’occupant à chasser, à pêcher et à cultiver les terres, malgré des précipitations annuelles ne dépassant pas les cinq centimètres. Lors de l’arrivée des Espagnols en 1539, les Cucapa, réputés pour leur accueil chaleureux, étaient au nombre de 20 000.

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La construction en 1935 du barrage Hoover près de Las Vegas, dans le Nevada, changea le monde pour toujours. L'administration fédérale chargée de la bonification des terres fit de la partie du fleuve située au nord de la frontière un énorme mécanisme hydraulique, réduisant ainsi la surface du delta de 90 %. Après avoir été détournées du Colorado pour irriguer les terres américaines, les eaux retrouvent le lit du fleuve non sans avoir accumulé au passage engrais, pesticides et sel contenus dans cette terre jadis recouverte par la mer. Le tamaris, plante envahissante et résistante au sel, importée d'Asie pour servir de brise-vent et de stabilisateur de berges, est transporté en aval : chaque plante peut produire jusqu'à un demi-million de graines par an, lesquelles sont facilement transportées par le vent. Les arbres indigènes (peuplier de Virginie, saule et mesquite) sont étouffés par le puissant système racinaire du tamaris, ce qui entraîne une modification complète de l'écologie riveraine. Les poissons et les oiseaux disparaissent. Ce qui constituait autrefois de vastes zones humides n'est aujourd'hui que baldios recouverts d'une couche de sel. Alors que derrière le barrage de Glen Canyon se formait le lac Powell, dans les années 60 et 70, le fleuve, quant à lui, ne se déverse plus dans le golfe.

À l'instar du Colorado lui-même, les « gens du fleuve » ne représentent plus que trois cents âmes au Mexique. Ne se voyant plus octroyer que des droits de pêche limités le long de l'artère qui autrefois les structurait, la tribu des Cucapa n'est plus autosuffisante et se languit dans son village desséché situé au bord d'une route amenant les touristes dans les «resorts » de la péninsule de basse Californie. Ils sont souvent obligés de se rendre en camionnette pour prendre de l'eau dans la rivière polluée. Comme bien d'autres habitants du delta mexicain, ils espèrent une diffusion plus équitable du Rio Colorado. «No agua, no vida », disent-ils. Sans eau, pas de vie.

Le 1er janvier, après une longue bataille politique, le service de bonification des terres a réduit d'un quart le volume d'eau du Colorado auquel peut prétendre la Californie. Toutefois, la Californie et les six autres états se disputant les eaux du fleuve affichent une croissance ininterrompue. La pression s'exerçant sur le fleuve est énorme. Ce reportage se concentre sur les conséquences : l'homme contre la nature, les riches contre les pauvres. Il illustre les diverses sensibilités en jeu, et met le projecteur sur ceux qui estiment avoir le droit de définir la notion de fleuve.

John Trotter

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