Le but est ambitieux : un recueil de commentaires visuels passionnés qui narre l’ineffable avec courage : des séquences du quotidien de l’ancienne U.R.S.S., dont le territoire couvre plus de onze fuseaux horaires. Depuis l’époque de Gorbatchev, l’Ouest a cherché à se rassurer quant au géant de l’Europe de l’Est, passant de la sympathie et de l’optimisme aux changements d’attitude aussi divers que soudains. Le fait est que, en dépit de tout, vingt ans après la Perestroïka, ce qui se passe dans l’ancien empire des tsars communistes reste encore un mystère pour ceux qui vivent du même côté du rideau de fer que moi. Artiste authentique, Sergeï Maximishin s’appuie sur le langage de ses images – élégant, convaincant, identifiable et toujours clair. Il ne cherche pas à apaiser nos anxiétés, pas plus qu’il ne cherche à nous donner de réponses. De Moscou au Kamchatka, de Saint Petersbourg à la Tchétchénie, la Russie a beaucoup d’ennemis : pauvreté, maladie, avidité, richesses mal acquises et de façon scandaleuse. Il ne perd pas de temps non plus à louanger les héros bien-aimés. Les protagonistes préférés de ses histoires sans paroles sont souvent anonymes. Époques précises, lieux précis. Sergeï capte l’essence de chacun et de tous ses personnages. Avec maîtrise, changeant de tonalité narrative, mélangeant drame et ironie, il n’a recours ni au cynisme ni à la flatterie inutile.

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Maximishin évite les projecteurs, il se cache derrière son appareil à l’occasion d’une prise de vue ou lors de la cérémonie de remise des World Press Awards, dominé par sa modestie et sa discrétion naturelles : il observe et capture l’instant. Son attitude réaliste l’aide à créer des images sans prix pour les générations à venir. Son authentique empathie à l’égard de ses personnages nous fait apprécier les sujets les plus difficiles, les prisons et les désordres en arrière-plan suscitent notre réflexion sans nous rebuter. Sergeï, avec grâce, avec goût, interprète inconsciemment les points de référence de l’Ouest, les démonte et en offre des lectures neuves qui, à leur tour, sont voilées, controversées ou modernisantes : de nos jours, en costume d’homme d’affaires, on peut prendre le télésiège pour se rendre à la colline Vorobiev de Boulgakov ; les modernes Raskolnikov se font tatouer des symboles nazis sur les bras ; le Zov Ilycha n’est guère plus qu’un restaurant aux serveuses girondes ; l’amant d’Anna Karénine, le comte Vronsky, est désormais un nouveau-riche entouré de pépées en mini-jupes. Au bout du compte, après avoir feuilleté le livre une première, une deuxième et une troisième fois, l’impression la plus ineffaçable demeure, chez Maximishin, liée à la douceur et à la profondeur dont il nimbe pratiquement tous les personnages de ses photographies : des couleurs éclatantes et une composition naturellement raffinée rendent toute leur force et leur intégrité à l’enfant de Grozny essayant d’attirer l’attention d’un chaton, aux pêcheurs du Kazakhstan, aux prisonniers de Saint Pétersbourg, aux employés du théâtre Mariinsky jusqu’au musée de l’Hermitage qui maintient sa féerie en vie pour quelques roubles. Ses images nous rappellent que l’ancien empire imprègne tout et tous en cette ère de post-Perestroïka : les vrais gens qui traînent des pieds et singent les tsars ; une précipitation dans la modernité à tout prix en même temps qu’un ardent attachement au passé ; un amour sincère pour le pays et un nationalisme des plus détestables ; et surtout, de nos jours comme par le passé, que le diabolique Voland reste embusqué.

Chiara Mariani

Sergey Maximishin

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