Clouer le bec à ses rivaux en confidences, imposer un silence de cimetière, avoir le dernier mot, fût-il celui de la fin. Raconter sa vie, c’est le plus souvent étrangler celle des autres, l’assassiner. Le goût des autres est surtout le goût de leur sang. Se confier pour mieux se reprendre et se retirer, repu au milieu des cadavres, sur la colline dévastée de ses certitudes.

Comment agir hors cette loi funèbre qui nous congèle ? Comment rompre avec ce quant-à-soi généralisé qui pulvérise le hors de soi ? La solution ne consiste pas à aménager ce système par réformes ou amendements, en organisant par exemple un libre-échange de la confidence sur le mode libéral que l’on sait, ou pire, car ultime entourloupe du commerce organisé, un échange équitable sur un principe prétendument alternatif. Il ne s’agit pas non plus de fuir vers un par-delà censément meilleur, de se mettre en retraite du monde. Certes, on pourrait aussi décréter un violent moratoire qui empêcherait pour quelques heures, quelques mois, quelques années, toute tentative d’oser, pour soi et surtout pour les autres, les « souvenirs personnels ». Mais cette solution, pour humoristique qu’elle soit, ne suffirait pas. Elle devrait être plutôt une dissolution : fuir sur place, devenir nomade mais sans grand mouvement apparent, transhumer en toute imperceptibilité. Depuis plus de quarante ans, la photographe Françoise Huguier œuvre à ce retrait discret qui n’est pas une retraite. Dans le vocabulaire de l’architecture classique, un retrait désigne une petite pièce dépendant de la chambre à coucher et où l’on peut s’isoler. Françoise Huguier est la locataire solitaire de cette chambre noire où elle fomente ses images lumineuses. Difficile à saisir, pas commode à cerner. Il suffit de l’avoir observée au travail. Ce qu’on découvre alors, c’est qu’on ne la voit pratiquement jamais en train de photographier.

Une femme invisible, une grande reporter qui se fait aussi bien toute petite quand elle se planque, plus qu’elle ne se plante, dans les coulisses d’un défilé de mode, dans les limbes de l’Afrique fantôme, dans les soutes de la Sibérie, dans les placards des derniers appartements communautaires de Saint-Pétersbourg ou dans les arrière-boutiques de la société coréenne.

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Que veut-elle dire en montrant, développant, exposant, éditant ? Qu’une image vaut mieux qu’un long discours ? Qu’un instantané a valeur de pérennité ? C’est sûrement beaucoup plus compliqué. En Corée, en Île-de-France ou à Deauville, c’est toujours très difficile de photographier l’intimité. Elle ne se précipite pas sur son appareil photo, elle écoute et fait parler les gens de leur vie. Pendant ce temps-là, ses yeux, comme un scanner, repèrent les futures prises de vue et mesurent la lumière. Puis elle demande si elle peut aller aux toilettes, lieu intime qui raconte toujours l’histoire de la famille : photos, journaux, papier toilette. En sortant, elle demande « innocemment » qui est le petit garçon sur la photo, la marque du papier toilette… et là c’est le sésame, on lui propose de visiter l’appartement. Elle réussit à photographier la garde-robe, la propriétaire dans son lit en chemise de nuit ou sous la douche. C’est une technique d’investigation qu’elle n’avait évidemment pas quand elle a commencé la photo.

Au fil du temps, Françoise Huguier a entrepris de raconter sa vie en se penchant sur celle des autres. Ce qu’elle a déjà fait de façon explicite à deux reprises : à la manière d’un autoportrait littéraire (Au doigt et à l’œil, Sabine Wespieser, 2014) ou, plus roman-photo, à la façon d’une longue confidence relatant comment, en août 1950, elle fut enlevée par un commando de combattants du Vietminh sur la plantation cambodgienne d’hévéas dont son père était l’administrateur (J’avais huit ans, Actes Sud, 2005). Mais, comme un paradoxe excitant, c’est peut-être quand elle est au plus proche d’un modèle autobiographique que Françoise Huguier s’en éloigne le plus.

Gérard Lefort

Françoise Huguier

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