A bord d’un train qui roule vers le nord en partance de la ville minière de Linfen, dans la province de Shanxi, les yeux rivés sur les paysages qui défilent, je reste médusé. Une ceinture industrielle qui se déploie sans fin, semble-t-il, et moi qui mitraille avec mon appareil photo. Avec chaque nouveau virage, chaque nouvelle vue qui s’offre à mes yeux, croît mon sentiment d’émerveillement et d’affliction. Odeur de suie des paysages vus d’autoroute de mes souvenirs d’enfance, ma nostalgie suinte la tristesse.

L’effet global, après avoir passé des heures à me tordre péniblement le cou et à cracher par la fenêtre, est terrifiant. J’ai l’impression que les villes que je traverse sont des noyaux de tromperie, de pseudo oasis viciées et sans viabilité, encerclées de tissu cancéreux… Les lumières de la ville et le bourdonnement d’activités créent une aura de «normalité» mais, à la périphérie, les paysages disent la sinistre réalité.

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Si j’ai choisi pour destination les localités meurtries par l’industrie, aux abords du fleuve, ce n’est pas pour les condamner, mais pour témoigner de la force de caractère des populations qui habitent là, des épreuves qu’elles subissent et de tous les contrastes qui se présentent en route. J’ai eu tôt fait de rassembler les ingrédients d’un sombre road-movie : usines fermées, villageois intoxiqués, vies menées à l’ombre des cheminées et des tours de refroidissement.

Un jour, je me suis retrouvé par hasard dans un champ où l’on préparait l’enterrement d’un homme – décédé d’une mort soudaine et non naturelle. J’ai arraché en douceur quelques images : de la famille, qui aurait préféré que je ne sois pas là, et des voisins qui toléraient ma présence avec indulgence, comme une distraction bienvenue au deuil épuisant et prolongé. Je n’ai pris que quelques photos timides, très conscient du caractère passager et embarrassant de la relation qui nous unissait tous, selon un accord tacite. Les gens m’ont écouté avec incrédulité quand je leur ai raconté que, dans mon pays, la loi interdisait en règle générale d’enterrer un membre de sa famille dans son propre terrain. Les journées sur la route étaient parfois stimulantes, dans la mesure où le courage des gens que je rencontrais et photographiais était à la fois émouvant et source d’inspiration.

Avant de me mettre en route, j’avais ébauché mentalement un itinéraire aussi naïf qu’ambitieux qui devait me mener dans cinq provinces. A l’arrivée dans une petite ville, les nerfs éprouvés par une journée de voyage épuisante, frustrante et apparemment infructueuse, nous nous sommes rangés sur le bas-côté pour demander à des gens du coin où se trouvait la gare ; mon espoir était de rejoindre ma destination avant la tombée de la nuit par un autre moyen de transport. Après nous être arrêtés trois fois pour demander des indications, je me suis adressé à ma traductrice et suis arrivé à m’enquérir d’un ton détendu : « Alors ? » Elle s’est tournée vers moi, à deux doigts de s’arracher les cheveux, et m’a répondu : «Il n’est pas encore établi qu’il y ait une gare dans cette ville.»

A l’heure où j’écris, beaucoup de choses ne sont pas encore «établies». Je m’apprête à repartir, cette fois-ci à Lanzhou, sur le fleuve Jaune, pour le remonter vers le nord en traversant la Ningxia Huizu Zizhiqu et parvenir en Mongolie intérieure, et pour apprendre à mieux gérer ma frustration. C’est un voyage très personnel, sans contrainte journalistique, dont le cours de l’histoire pourra être déterminé aussi bien par un méandre du fleuve comme par un tournant pris par erreur…

Philip Blenkinsop Bangkok, 7 juillet 2008

Philip Blenkinsop

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