La première fois que je suis allé à la guerre, c’était en 1992 au Nagorno-Karabakh. J’y accompagnais un journaliste anglais, un vétéran de l’Afghanistan, qui semblait ne pas du tout se soucier de son sort, ni, chose plus inquiétante, du mien. Un jour, nous étions avec des combattants arméniens qui exploraient les positions autour d’un village azéri, lorsque des forces bien supérieures aux nôtres nous ont attaqués, nous clouant à terre pendant trois bonnes heures. Je restai le nez au sol derrière un monticule de terre alors que les balles traçantes volaient sporadiquement à quelques centimètres au dessus de ma tête, faisant naître en moi la curieuse et ridicule tentation de me lever. Mes rêveries s’interrompirent brusquement lorsque mon collègue me demanda si par le plus heureux des hasards j’avais apporté des sandwiches, jambon ou fromage, ajouta-t-il, ça lui était égal.

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Depuis, je suis fasciné par cette ligne mal définie qui, dans une guerre, sépare la réalité de l’absurde. L’histoire que l’on photographie semble souvent être un ensemble d’instants qui vacillent entre l’ordinaire et l’extraordinaire, entre l’héroïque et l’incongru. Un Afghan continue sa prière alors que les F-18 tournent au-dessus de sa tête. Un soldat américain sort une cigarette alors qu’à quelques pas, ses collègues tentent désespérément d’abattre la statue de Saddam Hussein sur la place Faros. Les grands moments sont invariablement empreints d’ordinaire, alors que la voix de l'histoire, dans les instants les plus anodins, retentit aussi fort que pendant les grands événements. De même, en temps de paix, des gestes silencieux résonnent intensément. Lorsqu’une vieille femme sort avec nonchalance d’un bassin gelé, j’entends Tolstoï murmurer à mon oreille et évoquer les descriptions du caractère russe. J’ai le sentiment que cette photographie est plus accidentelle que voulue. Comme si, à un instant donné, la face publique d’une personne ou d’un événement se tournait brusquement pour nous révéler l’autre joue, celle qui d’habitude est dans l’ombre, celle qui, de face, nous conte une histoire bien plus profonde et plus personnelle. A Beslan, un amoncellement de cigarettes sur une chaise hurle l’horreur en moi avec autant de force que les réalités les plus sanglantes. A Mazar-i-Sharif sous les premiers flocons inattendus de l’hiver, un réfugié solitaire regarde au dehors sans comprendre comment le sort peut être aussi cruel. Ce sont des photos assorties de questions, pas de réponses. Des images prises, comme par beaucoup d’entre nous qui avons choisi d’être photojournalistes, dans ce no man’s land, quelque part entre guerre et paix.

James Hill

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