À Dacca, la menace du feu est omniprésente. D’origine criminelle ou accidentelle, des incendies peuvent éclater n’importe où : des basti (bidonvilles) aux usines textiles, en passant par les centres commerciaux et les espaces publics. Réglementation de la construction non respectée du fait de la corruption des élus, normes de protection anti-incendie contournées par des hommes d’affaires âpres au gain : la ville est devenue un piège mortel susceptible de se refermer à tout moment sur ses habitants.

Face à cette situation, les services de lutte contre les incendies manquent de formation et de moyens, et pendant ce temps ce sont des biens, des foyers et des vies humaines qui partent en fumée. Un fléau meurtrier qui affecte la quasi-totalité de la population, qu’il s’agisse des classes ouvrière ou moyenne, ou encore de l’élite.

L’exemple le plus flagrant est celui de l’industrie textile, qui constitue le secteur le plus lucratif du pays (les exportations ont atteint 19 milliards de dollars l’année dernière). Depuis 2005, quelque 600 travailleurs du textile ont trouvé la mort dans des incendies d’usine.

Piégé dans l’usine où il travaillait, Palash Mian a appelé sa mère au téléphone : « Maman, je ne m’en sortirai pas, je ne trouve pas d’issue. Je suis dans les toilettes du 5e. Je porte un tee-shirt noir et une veste nouée autour de la taille. C’est là que vous me trouverez. » Un peu plus tard, non loin de là dans une cour d’école, les corps des victimes étaient alignés dans des sacs blancs. Madame Begum, la mère de Palash, a ouvert l’un des sacs. Le corps qui s’y trouvait était vêtu d’un tee-shirt noir.

En novembre 2012, l’effroyable incendie de l’usine Tazreen Fashion a fait la une des journaux du monde entier. Les chiffres officiels ont annoncé 117 morts (même si certains militants avancent que les autorités en ont fait « disparaître »), faisant de ce sinistre l’incendie d’usine le plus meurtrier de l’histoire du pays. Parmi les victimes, 53 étaient tellement brûlées qu’il était impossible de les identifier. Elles ont été enterrées dans une fosse commune.

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La liste des clients (directs ou passant par des fournisseurs externes) de Tazreen Fashion comportait des noms de grandes enseignes telles que Wal-Mart, US Marines, Sears, Disney ou Enyce. Ce drame est ainsi devenu le symbole du prix que paient les ouvriers du tiers-monde pour satisfaire aux moindres caprices vestimentaires des consommateurs occidentaux. L’affaire est remontée jusqu’au président des États-Unis, Barack Obama, par une lettre signée par des sénateurs américains.

La vie des populations les plus pauvres et les plus vulnérables des bidonvilles de Dacca est encore davantage affectée par le feu. Contrairement aux Bangladais de la classe moyenne, les habitants des bidonvilles ne disposent pas de compte bancaire pour placer leur épargne, ni d’installations de sécurité où se réfugier en cas d’urgence, par exemple après un départ d’incendie provoqué par un court-circuit ou un poêle. Morjina Begum, qui vit dans un bidonville, en témoigne : « J’avais économisé 3 000 taka (environ 44 dollars) pour le mariage de ma fille, mais le feu a tout pris. » Après les sinistres, les habitants des bidonvilles ne reçoivent que peu d’aide, voire aucune.

Abandonnés à leur sort, sans toit, exposés aux éléments, ils sont condamnés à vivre du strict minimum. Je travaille sur les incendies et risques d’incendies à Dacca depuis 2005. J’ai photographié des scènes de fournaises dans les bidonvilles, les usines textiles, les habitations ou les centres commerciaux. Malgré tout, j’ai éprouvé un doute avant de photographier cette femme au visage calciné. Je ne connaissais pas son nom et je n’avais pas le temps d’attendre que ses proches l’identifient. Elle était sûrement la mère, l’épouse, la fille de quelqu’un. À mes yeux, elle était avant tout un être humain, par malheur devenu un cadavre. J’ai eu bien des scrupules à prendre la photographie du minuscule ornement qu’elle portait au nez. En faisant ce portrait abominable, j’ai ressenti un mélange de chagrin, de colère et de culpabilité. Je connaissais la réaction que cette photographie susciterait dans les agences de presse. Ce n’est qu’une fois mortes, après une vie entière passée dans l’oubli, que ces personnes deviennent importantes, qu’elles font les titres des journaux. Des vies sacrifiées : voilà le prix à payer pour nous habiller bien et bon marché.

Je veux utiliser la photographie pour susciter une prise de conscience mondiale, pour forcer les puissantes marques multinationales telles que Wal-Mart, Nike ou Disney à appliquer des prix équitables qui permettront de mettre en œuvre des normes de travail et de sécurité appropriées dans ces usines. Au lieu de quoi les multinationales sont en train de fuir le Bangladesh, paralysant une industrie qui est le deuxième exportateur de vêtements au monde, juste derrière la Chine.

La photographie permet de raconter des histoires qui ne sauraient l’être par d’interminables essais, articles ou colloques. Le but de mon travail est de sauver l’industrie textile et de mettre un terme à l’exploitation des 3 millions d’ouvriers (dont 60 % de femmes) qui travaillent sans relâche dans les coulisses obscures de l’industrie textile. N’attendons pas une nouvelle tragédie pour agir.

Abir Abdullah

Abir Abdullah

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