« D’ici cinquante ans, si rien de radical n’est fait, le lac Victoria sera mort à cause de ce que nous y déversons », lance le professeur Nyong’o, gouverneur du comté kényan de Kisumu, en février 2018.

Prophétie hasardeuse si l’on considère les 68 800 km2 de cette mer intérieure, baptisée en l’honneur de la reine Victoria par l’explorateur Speke, premier Européen à l’atteindre en 1858. Deuxième plus grand lac au monde, le plus vaste d’Afrique, il abrite le plus grand bassin de pêche en eau douce de la planète. Pôle écologique, moteur économique, réservoir naturel, 30 à 50 millions de riverains tanzaniens, ougandais et kényans en dépendent directement ou indirectement (selon la Banque mondiale, près de 50 % vivent avec moins de 1,25 dollar par jour).

Pourtant le géant d’Afrique de l’Est serait en phase d’agonie, imperceptible, silencieuse. Sur ses rives, personne ne le croit. Le lac n’est-il pas gigantesque et ses maux si minuscules ?

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La liste des égratignures est longue cependant. Le réchauffement climatique affecte la répartition des poissons et le niveau de l’eau, et devrait rendre annuelles les super-tempêtes qui arrivaient jadis tous les quinze ans. La surpêche et le braconnage accentuent la diminution des prises en nombre et en taille. La militarisation de la protection des zones de pêche ébranle le secteur halieutique, d’une importance économique et sociale primordiale. Les importations chinoises de tilapia congelé font douter le Kenya de sa capacité à se nourrir. Le développement de la jacinthe d’eau immobilise les bateaux. L’extraction du sable à des fins commerciales détruit la topographie des berges. Les villes littorales, industrialisées, à l’urbanisation non planifiée, déversent leurs eaux usées. La poussée démographique et l’exode rural grignotent les zones humides, réduisant le filtre naturel marécageux censé purifier les eaux de ruissellement, qui autrefois, prisonnières des semaines des marais, étaient libérées propres dans le lac. Comme une touche morbide sur le tableau, les communautés de pêcheurs présentent un taux de prévalence du VIH trois fois plus élevé que la population générale.

Le déclassement social engendre la pauvreté et la pauvreté autorise inconsciemment la détérioration de l’environnement. Un cercle vicieux où chaque nécessité de survie ou désir de profit entraîne la prochaine blessure. Chacun perçoit que les temps ont changé, sans bien concevoir ce que cela implique dans son existence. Autrefois, le géant était plus fort que l’ensemble des riverains. Maintenant, chacun grignote quotidiennement une portion de sa chair. Comment blâmer les soutiers de la croissance économique est-africaine ? Entre (sur)vivre et préserver le cycle naturel du lac – qui n’appartenant à personne appartient à tous –, le choix est rapidement fait, dans l’ignorance de l’enjeu.

Face à ce qu’il considère comme un déni général, le professeur Okeyo, lanceur d’alerte kényan, lâche : « Les scientifiques n’ont pas de temps à consacrer aux mensonges. » En écho, des vacanciers du week-end investissent les plages du Victoria, avec l’insouciance de ceux qui ne décèlent pas qu’un sombre présage d’érudits oracles se matérialise insidieusement sous leur nez.

Frédéric Noy

Frédéric Noy

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