Le départ en masse d’Irakiens obligés de quitter leur terre d’origine est, de tous les maux infligés à l’Irak depuis l’invasion américaine de 2003, l’un de ceux qui ont été quelque peu passés sous silence. Le paradoxe est de taille puisque c’est précisément cet exode qui risque d’engendrer, à terme, les conséquences les plus désastreuses pour l’Irak, mais aussi pour le monde entier.

Selon toutes les estimations raisonnables, le nombre de réfugiés irakiens vivant à l’étranger excèderait les 2 millions de personnes, un chiffre égalé, sinon dépassé, par le nombre de déplacés internes en Irak fuyant leur village ou quartier pour échapper au nettoyage ethnique pratiqué par certaines milices sectaires. En terme quantitatif, il s’agit du plus grand exode démographique depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

Cette dispersion prit la forme de vagues successives quoique d’ampleur inégale. Les premiers à partir, dans les jours qui précédèrent et suivirent l’invasion américaine, furent ceux qui avaient des liens avec le régime de Saddam Hussein : haut fonctionnaires, gradés militaires ou membres du Parti baassiste. L’exode s’intensifia au fur et à mesure que le pays sombrait dans l’anarchie. En 2006, de vastes régions du pays étaient devenues des zones de non-droit, de véritables champs de bataille régis de facto par les milices et les gangs criminels, qui, dans la pratique, étaient souvent difficiles à dissocier. Dans un tel contexte, ce qui fut une simple vague devint un véritable raz-de-marée.

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«Raz-de-marée qui a depuis reflué» ne cesse de clamer haut et fort l’Administration Bush, qui y voit la preuve de l’efficacité de sa politique de renforcement des troupes et du succès de la lente reconstruction de la nation irakienne. Commodément absents de cette logique, la Jordanie et la Syrie, qui accueillent à eux deux quelque 90% des réfugiés irakiens et ont fermé leurs frontières aux nouveaux arrivants.

De février à mars dernier, j’ai pu, avec mon complice Paolo Pellegrin, interviewer des dizaines de familles irakiennes réfugiées en Jordanie ou en Syrie. Nous voulions évidemment en savoir plus sur les circonstances de leur départ, mais nous cherchions également des réponses à cette question essentielle : «Et maintenant?» Car c'est un axiome cruel de l’histoire de l’Humanité qui veut que ce soient ceux qui détiennent les ressources et/ou le savoir-faire nécessaire pour reconstruire un pays en convalescence qui sont les premiers à fuir en cas de guerre civile. La guerre finie, ces Irakiens en attente, à Amman et à Damas, reviendront-ils sur leur terre d’origine pour insuffler un nouveau départ?

Les réponses que nous avons recueillies ne sont guère encourageantes. D’aucuns, dans leur refuge, vivotent, dans un constant état de choc, tant ils ont été traumatisés par ce qu’ils ont enduré en Irak. Il est inconcevable pour eux de retourner là où ils ont vu se dérouler tant d’horreurs. Certains ont vu le fruit de toute leur vie réduit à néant. D’autres les milices décimer leur communauté ethnique ou religieuse. Pour ceux-là, rien ne pourra motiver leur retour en Irak, puisqu’il ne leur y reste absolument rien. Tous ceux à qui nous avons parlé, même parmi la minorité de réfugiés qui espère un jour pouvoir rentrer en Irak, s’accordent sur une chose : leur retour est impossible tant que le gouvernement irakien actuel reste au pouvoir.

Sans cesse nous avons entendu dire que l’institutionnalisation des divisions sectaires en Irak, qui rendent illusoire toute tentative de réconciliation nationale, était le fait du gouvernement Maliki. Or Maliki bénéficie du soutien des Etats-Unis. Vers qui donc se tourner ?

Réponse : vers n'importe quel pays qui acceptera de les accueillir. Rares, cependant, sont les réfugiés pour qui cette solution devient réalité. Quelques pays, notamment la Suède et l’Australie, ont octroyé le droit d’asile à un nombre non négligeable d’Irakiens. Il n’en reste pas moins que, dans les pays occidentaux, le nombre de demandes d’asile dépasse de très loin celui des droits effectivement octroyés. Le cas le plus effarant est probablement celui des Etats-Unis. Depuis 2007, le pays a donné asile à 756 Irakiens seulement. Cédant sous la forte pression internationale, les Etats-Unis ont fixé la cible à 12 000 pour l’année 2008. Mais, au rythme actuel, ils n’en atteindront que la moitié. Une première explication, certes cynique mais partagée par de nombreux réfugiés irakiens, est tout simplement que le gouvernement américain n’a que faire de leur situation. Selon une autre explication, peut être légèrement moins désabusée mais plus probable que la précédente, est que l’Administration Bush ne peut octroyer le statut de réfugié à un grand nombre d’Irakiens sans se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de sa rhétorique actuelle, selon laquelle l’Irak est en pleine reconstruction et la crise des réfugiés n’est guère plus qu’un problème temporaire qui se résoudra de lui-même dès lors que la situation en Irak « continuera à s’améliorer ». D’ici là, une majorité écrasante de réfugiés irakiens resteront là où ils se trouvent aujourd’hui, dans l’insalubrité de leurs logements de fortune en Jordanie ou en Syrie, à vivre dans l’absence totale de perspectives d’avenir, partageant ainsi la condition de tous les réfugiés du monde.

« Ce que les Américains ont créé en Irak, c’est une nouvelle Palestine», me confiait un Irakien en Syrie, en référence à la crise des réfugiés palestiniens lors de la création de l'Etat d’Israël en 1948. L’idée a de quoi inquiéter. Depuis soixante ans déjà, le monde essaie de trouver une issue face aux conséquences sanglantes de la diaspora palestinienne. Il semblerait qu’il en faudra au moins autant pour remédier à celles de la diaspora irakienne.

Scott Anderson

Paolo Pellegrin

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