Le long et lent naufrage de la Centrafrique s’accélère soudain début 2013 quand ce pays à la dérive tombe sous la coupe des bandes armées de la Séléka. À Bangui et dans les provinces, ces combattants venus des savanes du nord instituent le pillage généralisé comme mode de gouvernement. Leur règne précipite en quelques mois une tragédie qui s’enchaîne depuis avec une implacabilité effrayante.

Les exactions de la Séléka jettent d’abord les populations des campagnes dans la brousse. « Ils nous mettent mal à l’aise », répètent dans un terrible euphémisme les habitants pour décrire la terreur que fait régner la Séléka. Leurs villages abandonnés, leurs récoltes brûlées, les paysans s’organisent dans des milices traditionnelles, les anti-balaka. Bardés d’amulettes et armés de fusils artisanaux, ils mènent la guérilla contre les Séléka, mais aussi contre tous les musulmans, qu’ils associent à leurs tortionnaires. Éleveurs peuls, marchands et commerçants musulmans ou binationaux deviennent à leur tour les victimes des victimes.

En décembre 2013, la France, longtemps réticente à reprendre des responsabilités dans son ancienne colonie, intervient pour désarmer la Séléka. Cette intervention permet de sortir de l’impasse politique, mais quelques milliers de soldats français et africains ne parviennent pas à empêcher l’explosion de la violence, pas plus que les chefs religieux ou les responsables politiques que plus personne n’écoute.

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Des mois de peur et d’exactions ont accumulé la haine entre les communautés. Dans la capitale, Bangui, commence le « match retour ». Profitant du reflux de la Séléka, des foules en liesse entreprennent de se venger de tout ce qui rappelle de près ou de loin leurs tourmenteurs. Les violences éclatent dans tous les quartiers, Bimbo, Combattants, Boeing, Boy-Rabe, PK-5, PK-12. Des habitants longtemps terrorisés et spoliés se mettent à leur tour à piller et à tuer.

Des quartiers entiers se vident pour former dans d’autres parties de la ville des camps de réfugiés improvisés. Des humanitaires dépassés voient des dizaines de milliers de personnes transformer l’aéroport en vaste camp de déplacés insalubre. La vengeance justifie tout. Sans fronts mais pas toujours sans logique, la violence se déchaîne dans les ruelles de terre et entre les maisons de tôle et de torchis. Musulmans sortis des taxis par des foules en délire et massacrés, découpés à l’arme blanche, les membres arrachés. Une rue animée se vide soudain, des tirs éclatent ici, une fumée s’élève par là. Des scènes de cannibalisme rituel se déroulent en plein jour.

Des patrouilles françaises essuient des tirs. Des soldats rwandais tentent de convaincre des émeutiers que le massacre ne résout rien. Le grand exode des musulmans vers le nord se déroule dans la panique, et les miliciens de la Séléka qui refluent ravagent l’arrière-pays comme des colonnes infernales.

Pierre Terdjman fait partie d’une poignée de reporters qui couvrent pendant des mois tendus ces événements qui s’enchaînent à grande vitesse. Le travail de Pierre tient dans ces circonstances autant de celui du correspondant de guerre que du photographe de rue. La compréhension des contextes sans cesse changeants, les liens personnels tissés au fil des semaines dans tous les milieux, et la réactivité à l’événement qui survient le plus souvent sans préavis, lui ont permis de raconter, au fil des semaines, l’enchaînement d’une tragédie que personne ne semble parvenir à enrayer.

Ces images parfois terribles ne sont pas le sempiternel cliché d’une Afrique associée trop souvent à un monde primitif éternellement voué à la violence et à la folie. Les photographies de Pierre sont celles d’autant d’individus, aux histoires très humaines. Celles de femmes et d’hommes qui voient soudain leur univers familier emporté par des événements qui les dépassent, et dont ils sont autant les acteurs que les victimes. Et pour lesquels, au fil des mois, la figure d’un photographe comme Pierre Terdjman, sillonnant les rues ou les pistes de latérite au volant de son vieux Toyota, appareil photo et téléphone portable à portée de main, emmenant des blessés ou photographiant les événements au quotidien, a fini par devenir l’un des derniers repères dans un univers où ils ont pratiquement tous disparu.

*Adrien Jaulmes *

**Exposition produite par Paris Match **

Je tiens à remercier : Guillaume Clavières, Caroline Mangez et Jérôme Huffer / Paris Match, Stéphane Correa / Le Figaro, Adrien Jaulmes, Pascal Briard, et Annie Boulat pour sa patience sans limites.

Pierre Terdjman

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© Bengamin Girette / IP3 Press
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