La partie himalayenne du Cachemire, encastrée entre l’Inde et le Pakistan, est appelée “paradis terrestre” depuis le XVIème siècle lorsque les empereurs Moghols découvrirent sa beauté immaculée et y installèrent leur capitale d’été. Les Indiens y firent leurs pèlerinages annuels pour échapper à la poussière oppressante des plaines et les colons britanniques trouvèrent le moyen de contourner une loi interdisant aux étrangers d’y posséder des terres en construisant des péniches sur ses lacs idylliques. Aujourd’hui, le Cachemire est surtout connu comme étant l’un des endroits les plus dangereux de la planète, une potentielle menace nucléaire, plutôt que pour la beauté de ses magnifiques cimes himalayennes et sa grâce séculaire.

vitale_cachemire_156.jpg
vitale_cachemire_046.jpg
portrait_vitale.jpg
vitale_cachemire_177.jpg

Il n’y a pas si longtemps, le Cachemire était un lieu paisible plus réputé pour ses poètes et ses écrivains que pour ses milices. La principale religion de cette région, le Soufisme, est un courant mystique de l’Islam qui intègre des éléments du Bouddhisme et de l’Hindouisme. Le paysage est parsemé de lieux saints vénérés par les trois religions et il n’est pas rare de voir un jardinier musulman prendre grand soin d’un lieu de pèlerinage hindou. Encore aujourd’hui, les habitants du Cachemire aiment à rappeler que, alors que des convois entiers furent massacrés plus loin, le long de la frontière, pendant l’horreur de la partition entre l’Inde et le Pakistan en 1947, le Cachemire ne connut pas de tueries. L’extrémisme n’avait jamais eu sa place au Cachemire et pour beaucoup, cela s’explique par le fait que l’Islam y fut introduit sous l’influence sereine des saints soufistes qui mirent toujours l’accent sur l’humanisme et la tolérance. Malheureusement, cet esprit de modération s’éteint, victime des violentes querelles entre deux Etats qui se disputent cette enclave, tapie telle une perle, dans une région tourmentée. L’Inde et le Pakistan ont articulé leurs politiques extérieures autour des événements survenus au Cachemire avec pour résultat, au cours des quinze dernières années, plus de 80 000 vies perdues, pour la plupart des Cachemiriens, et une région en état de siège. Les Indiens soutiennent que le Cachemire fait partie intégrante de leur pays et que sans lui, l’Inde ne pourrait pas s’affirmer dans sa laïcité. Les Pakistanais rappellent que le "K" de Pakistan est celui de « Kashmir » et qu’ils continueront à apporter leur soutien moral et diplomatique aux indépendantistes. Srinagar, la capitale d’été du Cachemire, vibrait jadis de vie et de rires.

Aujourd’hui, c’est une ville délaissée et grêlée de cratères. Les hôtels ont été transformés en casernes, des armes pointent derrière les vitres brisées et des grillages protègent des soldats aux yeux hagards des fréquents attentats à la grenade. Les montagnes environnantes, autrefois luxuriantes et semées de charmants petits chalets, trônent impassibles alors qu’autour d’elles se délabrent et s’effondrent les constructions humaines.

La poésie de cette magnifique culture s’est atrophiée pour devenir lamentation et chacun ici est l’otage de la souffrance. Le désarroi est la clef de voûte de la vie des Cachemiriens et la nouvelle génération, gonflée de haine, de colère et de confusion, ne connaît que le langage des armes. Le trou béant laissé par des années de conflit a été comblé par des cadavres de jeunes gens et les espaces restés vides sont aujourd’hui comblés par une nouvelle génération qui se détourne de l’Islam modéré. Avec près de 700 000 hommes en uniforme dans la vallée du Cachemire et la liste des morts qui ne cesse de s’allonger à la une des quotidiens locaux, la richesse historique et culturelle de cette région n’est plus vivante que dans le souvenir d’un lointain et paisible passé.

Une visite ne m’a pas suffi. Je me suis brièvement aventurée dans la poésie du Cachemire en novembre 2001 et n’ai plus réussi à m’en détacher. Que ce soit au cours de mes pérégrinations dans ce paysage parfaitement découpé avec ses rizières descendant en cascade vers les vallées, telles des escaliers délicatement sculptés, ou quand je buvais à petites gorgées un thé au safran dans la chaleur d’un foyer cachemirien ou encore bercée par la tranquillité d’un shikara de bois, sorte de gondole, sur le lac Dahl, cet endroit n’a cessé de me combler d’affection. J’ai voulu comprendre le Cachemire et plonger sous son image réfléchie à la surface des lacs immobiles. Les montagnes s’y reflètent parfaitement, mais au contact de la rame avec l’eau, cette image impeccable se craquelle par ondées successives et on commence à sentir que tout n’est pas ce qu’il y paraît.

Ces photos sont dédiées à tous ceux qui sont morts et à tous ceux qui vivent dans l’ombre de ces morts. Je veux vraiment rendre justice à la beauté, à la force et à la souffrance du peuple du Cachemire et à la richesse unique de son Histoire et de sa culture. J’espère inspirer en d’autres les sentiments que le Cachemire a éveillés en moi, surtout l’appréhension simultanée de la beauté et de la terreur. Je crois que toute cette beauté inhérente survivra en dépit des tentatives des hommes pour la contrôler et la détruire. Car, en ce lieu complexe où vérité et fiction sont parfois indissociables, où politique et poésie se mêlent, la douleur devient quelquefois insupportable et pourtant la joie est encore possible grâce à l’esprit de ce peuple et à son éternel espoir de paix.

Ami Vitale

portrait_vitale.jpg
Suivre sur
Voir les archives