Libéria

Même pour l’Afrique de l’Ouest, cette dernière flambée de violence fut particulièrement intense. En juillet, les rebelles avaient presque encerclé la capitale du Libéria, Monrovia. Soumis à de fortes pressions diplomatiques l’exhortant à éviter un bain de sang, le président Charles Taylor se déclara prêt à quitter le pays pour vivre en exil au Nigeria. Il semblait alors que son catastrophique mandat de six ans allait s’achever sans fracas. Mais Taylor exigea de rester jusqu’à ce que l’armée nigérienne arrive pour maintenir le cesser le feu. De semaine en semaine, la date du déploiement était sans cesse repoussée. Ragaillardis par de nouvelles armes en provenance de Guinée, pays voisin et rival, les rebelles s’emparèrent du noyau commercial de la ville : son port. Ils assiégèrent la cité après avoir rapidement passé le barrage des forces gouvernementales. Seuls trois ponts les séparaient d’une capitale en ruines, dont la population, avec les réfugiés, avait atteint 1,5 millions, deux fois la population habituelle. Il en résulta trois semaines d’horreur – une véritable descente au cœur des ténèbres – alors que les réserves de nourriture et d’eau potable s’amenuisaient et que les rebelles tiraient des obus sans discernement sur une population sans défense, causant des centaines de morts.

Le 21 juillet fut sans doute le pire moment. Les obus de mortiers des rebelles touchèrent les quartiers résidentiels et deux bâtiments de l’ambassade américaine remplis de réfugiés. Presque 100 personnes furent tuées. Les survivants affolés empilèrent alors 18 cadavres devant l’entrée principale de l’ambassade américaine, suppliant une intervention militaire américaine afin de faire cesser le massacre. Le lendemain matin, des bénévoles de la Croix Rouge avaient évacué les corps pour les enterrer sur une plage voisine, sans cérémonie. Les combats entre loyalistes et rebelles devaient atteindre de nouveaux sommets d’intensité sur le pont dit « Old Bridge », au-dessus d’un lagon étroit, échangeant grenades propulsées par fusée et rafales de mitraillette. Défoncés à la coke et à la marijuana, les jeunes miliciens pro-gouvernementaux étaient forcés de se battre sous la menace des armes de leurs officiers. Le photographe Noël Quidu et moi-même avons assisté à l’exécution d’un de ces jeunes.

Le président ne montra aucun signe de repentance. Lorsque nous l’avons rencontré quelques jours plus tard, il se désignait comme la victime d’une conspiration. Alors qu’en fait, peu de dirigeants manqués ont été aussi responsables de la souffrance de leur peuple. Taylor est arrivé au pouvoir avec le soutien de la Libye, après une insurrection particulièrement violente où l’utilisation d’enfants drogués comme soldats était monnaie courante. Il s’imposa aux élections de 1997, menaçant de retourner dans le maquis s’il n’était pas élu. Lors de son mandat, il s’enrichit en détournant des ressources du Libéria et l’arrière-pays de la Sierra Leone pour son propre profit, sans pour autant assurer les services les plus élémentaires à son peuple, comme par exemple l’électricité ou l’eau courante. Ses séides étaient experts en torture, se servant de toutes les techniques, de l’électricité jusqu’aux fourmis rouges. Deux centres de torture étaient en activité dans les locaux de la présidence ; d’autres victimes étaient lentement mises à mort sous White Flower, la propre résidence de Taylor dans la banlieue de Monrovia. L’obsession de Taylor pour la « pureté », illustrée par son goût pour les costumes blancs immaculés – trahissait une âme ternie. Ses mensonges, directs et naturels, témoignaient d’une longue expérience de la dissimulation. « Nous n’avons pas de chambres de torture ici », martela-t-il pendant une interview, alors qu’il avait transformé son pays en véritable calvaire pour tout un peuple. Le 11 août 2003, il finit par abandonner le jeu et partit en exil. Cette année, les effectifs des Nations Unies chargés du maintien de la paix dans le pays seront au nombre d’environ 15.000, le plus important déploiement de troupes au monde. De nouvelles élections doivent avoir lieu dans deux ans. Mais nul ne peut prédire quand le Libéria se remettra vraiment de ce régime vampirique. Titre tiré du roman de Joseph Conrad « Heart of Darkness »

Tom Masland / Africa Regional Editor Newsweek

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HaÏti. Les derniers jours d’un dictateur

Janvier 2004. Port-au-Prince est en ébullition. Des dizaines de milliers d’Haïtiens et d’Haïtiennes envahissent ses rues presque chaque jour, malgré les menaces et les coups de feu des fameuses Chimères, des milices armées et payées par un président Aristide aux abois. Un état d’insurrection, de Révolution tropicale, même, qui va faire basculer l’histoire de « la première République noire du monde ».

Comment en est-on arrivé là ? Quelques semaines plus tôt, des voyous à la solde du pouvoir ont saccagé la Faculté des Sciences sociales et sauvagement mutilé son doyen à coups de barres de fer.
C’est cette goutte d’eau, ou de sang, qui a fait déborder le vase. La population, opprimée depuis une dizaine d’années par un homme devenu paranoïaque, arrivé au pouvoir en 199O avec la bénédiction des Américains,
n’a désormais plus peur. Elle exige le départ de l’ancien prêtre des bidonvilles aux cris de « A ba Titid »
ou « Aristide Kriminel ». Les manifestations de rue se succèdent et s’amplifient en dépit de violences aveugles des derniers partisans du président, des voyous souvent ivres et armés de puissantes frondes métalliques, de revolvers et même de fusils de guerre. Sous leurs pierres et leurs balles, des manifestants, étudiants pour la plupart, tombent régulièrement.

Au cœur de la foule, parfois en tête des cortèges, défilent des personnalités du monde économique, des medias, des Eglises, de l’enseignement, des syndicats : l’embryon d’une opposition démocratique, la première du pays depuis 200 ans, date de l’indépendance d’Haïti, rassemblant des hommes et des femmes issus d'horizons différents qui osent défier publiquement, au péril de leur vie, Jean-Bertrand Aristide, un homme dans lequel ils avaient mis leurs espoirs d’une vie meilleure, plus juste. Et qui les a tant déçus ! Elu triomphalement avec plus de 90 % des suffrages, l’ancien adversaire des Duvallier, Papa Doc et Baby Doc, n’a en effet tenu aucune de ses promesses de Liberté, d’Egalité, de Fraternité, et encore moins de prospérité. L’ancienne « Perle des Caraïbes », sous son joug dément, s’est vite transformée en un enfer de misère, de corruption et d’oppression.

L’opposition potentielle y a été méticuleusement étouffée, réprimée, sinon achetée. La presse muselée.
Les richesses pillées. Des milices criminelles à la solde du pouvoir ont fait régner la terreur dans ce royaume d’Ubu des tropiques. Le trafic de drogue y a enrichi une mafia dont les parrains, le plus souvent au pouvoir, alimentaient les caisses du parti unique, le Lavalas. Un pillage organisé qui a fait d'Haïti,
selon le PNUD (Programme pour le développement des Nations Unies), « le pays le moins développé de tout le continent américain », les quatre cinquièmes de sa population vivant en dessous du seuil de pauvreté,
avec l’un des plus forts taux de famine de la planète.

Jean-François Mongibeaux / Le Figaro Magazine

Noël Quidu

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