
L’œil de Gaza
Fatma Hassona
Je n’ai pas de CV / Reconnaître deux yeux / Mystérieux / Et je crois / Je n’ai pas d’histoire / Une / Claire / Pour qu’un étranger la croie. / Et il croit. / Je n’ai pas de caractéristique physique définie / Voler / En dehors de cette gravité / Et je crois. / Peut-être que j’annonce ma mort maintenant / Avant que la personne en face de moi ne charge / Son fusil de tireur d’élite / Et termine son travail. / Pour que je finisse. / Silence.
Ce sont les mots de Fatma Hassona (Fatem pour les intimes), le début d’un long poème s’intitulant « L’homme qui portait ses yeux ».
Un poème qui sent le soufre, sent la mort déjà, mais qui est plein de vie aussi, comme l’était Fatem, jusqu’à ce matin du 16 avril, avant qu’une bombe israélienne ne la fauche, elle et toute sa famille, réduisant la maison familiale en poussière.
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Elle venait juste d’avoir 25 ans. Je l’avais connue par le biais d’un ami palestinien, au Caire, alors que je cherchais désespérément le moyen de me rendre à Gaza, me heurtant à des routes bloquées. Je cherchais une réponse à une question à la fois simple et complexe. Comment tient-on sous le siège ? Comment vit-on sous les bombes ? Une réponse que je ne trouvais pas à travers les nouvelles, dans les médias. Je voulais être là-bas. Mais mon passeport de Française née en Iran, l’administration égyptienne et l’occupation israélienne me rendaient ce déplacement impossible.
Alors Fatem devint mes yeux à Gaza, et je fus une fenêtre ouverte sur le monde pour elle, le temps de ces échanges qui ont duré tout juste un an.
— Comment c’est, d’être palestinienne ?
— J’en suis fière… Quoi qu’ils fassent, ils ne pourront pas nous vaincre.
— Ils ne pourront pas vous vaincre ? Tu le crois ? Pourquoi ?
— Oui. Parce qu’on n’a rien à perdre.
Voilà comment était Fatem. Et de quel bois étaient faites nos conversations.
Souvent, pendant cette année d’échanges quotidiens, je me suis couchée en lui envoyant un message, et me suis réveillée en pleine nuit pour vérifier si elle y avait répondu. Et lorsque les deux « coches » étaient là, cela voulait dire qu’elle avait au moins vu mon message.
Tous les jours, je pensais aux Palestiniens en dehors de Gaza, loin de leurs familles, et je me demandais comment ils pouvaient continuer à vivre avec une telle angoisse. Moi qui me trouvais souvent transie de peur à l’idée de la perdre à cause d’une bombe. Et pour cela non plus, je n’avais pas de réponse. Je me disais que je n’avais pas le droit d’avoir peur pour elle, si elle n’avait pas peur. Je m’accrochais à sa force, à son sourire solaire.
J’étais très sceptique lorsque le cessez-le-feu a été annoncé en décembre, mais je n’avais pas le droit de ne pas y croire si les Palestiniens, et Fatem, y croyaient. J’ai avalé ma langue. On a continué nos échanges, mais avec beaucoup plus de difficultés de connexion qu’avant le cessez-le-feu, si bien que les appels vidéo sont devenus compliqués, voire impossibles. Mais je vivais avec ces images, celles de nos conversations, et ses photos, si fortes. Marquant des instants de vie et de mort à Gaza, à jamais, sous son œil à la fois tendre et intransigeant.
Sepideh Farsi