“Zona” signifie prison en argot sibérien. Entre 2000 et 2002, sur les 135 camps que compte la Sibérie, Carl de Keyzer en a photographié 35 dans la région de Krasnoïarsk. Dans un territoire grand comme l’Europe, les détenus vivent dans un « pays dans le pays », où s’appliquent des règles et une esthétique industrielle particulières. Travaillant sous les ordres d’un général ayant en charge la totalité des pénitenciers, ce million d’hommes et de femmes regroupés dans des camps construits pour la plupart dans les années trente, décrits par Soljenitsyne dans « L’Archipel du Goulag », constitue une main d’œuvre gratuite.

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Extrait de l’avant-propos du livre de photographies de Carl de Keyzer, intitulé “Zona - Photo-journal du goulag contemporain”, par Steven Rosefielde : « Cependant, beaucoup de choses ont changé depuis que Nikita Khrouchtchev dénonça les crimes de Staline lors du XXème Congrès du Parti Communiste en 1956, et que Boris Eltsine balaya la distopie*. Peut-être cette fois-ci peut-on croire que la population carcérale en 2002 est bien de 970.000, en baisse par rapport aux 1,5 millions de détenus recensés avant l’amnistie du millénaire déclarée en mai par Poutine. Peut-être est-il maintenant loisible de croire que les détenus russes sont vraiment des criminels; que leur culpabilité a été établie par un tribunal; que les travaux forcés ne sont pas simplement un moyen pour compenser les frais occasionnés par l’incarcération, mais surtout une stratégie menant à la rédemption des pénitents. Les données officielles font ressortir que 65% des détenus actuels ont été reconnus coupables de vol, 11,5% d’infraction à la législation sur les stupéfiants et 10% de vol ou attaque à main armée. Rares sont les prisonniers politiques. En outre, il semblerait que le système correctionnel soit désormais de moins en moins sévère à mesure que le système post-communiste se libéralise.

S. A. Pachine, juriste et magistrat fédéral à la retraite, aujourd’hui chercheur à l’Académie Socio-humanitaire de Moscou, estime qu’il ne faut pas que l’espoir foule aux pieds l’expérience. Loin de dire que les conditions actuelles sont aussi éprouvantes qu’à l’époque des goulags, il affirme que le système judiciaire russe est injuste, indûment sévère et profondément corrompu. Les juristes les plus avertis savent qu’ils ne sont pas tenus de respecter les procédures prévues. Pachine dit avec esprit que seuls les incapables agissent dans le respect des lois.

Le niveau d’injustice dispensé dépend du rang. Dans les « hautes sphères », c’est-à-dire parmi les élites contraintes par la situation post-communiste de contourner la loi et ce faisant de commettre un délit, toute décision d’épargner ou, à l’inverse, de poursuivre un contrevenant est éminemment politique. Les infractions commises sont bien sûr répréhensibles, mais la dureté des sanctions n’est en rien comparable à ce que subissent les petites gens. Des condamnations sévères sont fréquemment prononcées pour des infractions d’ordre mineur, et la torture sévit partout. Pachine cite le cas d’une mère de quatre enfants condamnée à quatre ans de prison ferme pour avoir volé douze choux; ou encore celui d’une vieille femme en prison pour huit ans pour avoir arraché une partie de la clôture de sa voisine; sans oublier le jeune de quinze ans ayant écopé de 3 ans et demi pour avoir volé deux hamsters dans une animalerie. Autant d’histoires qui rappellent l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Selon Pachine, la majorité des détenus en Russie n’ont jamais été jugés coupables d’aucune infraction, ou n’ont commis que de petits larcins et ne présentent donc aucun danger pour la société.

Dans ce contexte, le milieu pénal de la Russie contemporaine est à l’image de l’autoritarisme libéral post-communiste. Certes, les Russes jouissent de plus de libertés individuelles et leurs leaders épousent les principes occidentaux, mais le quotidien demeure émaillé d’anomalies. Les lois existent à foison, mais l’état de droit n’existe pas; la seule autorité est celle exercée par des leaders autoproclamés. Les Russes subissent ces conditions depuis au moins 800 ans, habitués à un autoritarisme tantôt dur, tantôt léger; ce contexte a engendré une culture psychologique difficile à comprendre pour les enfants de la nouvelle « ère des lumières ». Pachine affirme que dans une société régie par l’autorité personnelle, tout le monde est coupable de quelque chose; parallèlement, les victimes des caprices politiques sont l’emblème de cette situation ironique. Dans une perspective idéaliste, il est dans l’intérêt quasi-général que la Russie épouse la démocratie, la liberté économique et la justice sociale; cependant tout le monde sait que l’opportunisme, le panache, la duperie et l’illusion sont des voies plus faciles…

Le témoignage photographique de Carl de Keyzer sur l’univers moderne des camps en Russie saisit parfaitement cette dichotomie: la disjonction entre la volonté affichée d’appliquer les mêmes principes libéraux que ceux qui régissent l’univers pénal en Occident, et l’enracinement du Kremlin dans une version très particulière de l’anarchie autoritaire libérale… »

*contraire d’utopie

Karl de Keyser

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