Les vingt ans de Visa pour l’Image, pour rien au monde Alexandra Boulat ne les aurait manqués. Elle serait là, étrennant une de ces trois minijupes achetées en coup de vent à Paris, jamais portées depuis, à la terrasse du Castillet. Elle serait là, dans les couloirs du Couvent des Minimes ou de l’Eglise des Dominicains, à trépigner d’envie devant les meilleures photos d’événements qu’elle aurait loupés, à rire de tout. A 45 ans, Alex se demandait encore : « Qu’est-ce qu’on fera quand on sera grandes ? » Grande, même si elle persistait à l’ignorer, Alex l’était déjà, du moins dans notre monde, celui des brutes aux cœurs tendres prêtes à tout pour l’image juste, au bon moment. Elle était infiniment plus douée pour cela que pour les longs discours et les petits bavardages. La terre pouvait s’écrouler, tout ce qui importait à Alex, c’était d’être là. Une semaine de temps en temps, elle regrettait de ne pas avoir mené une vie de femme « normale ». Jusqu’à ce que tombe la commande d’un journal, Time, Newsweek, National Geographic, le Figaro ou Paris Match, auquel son père, Pierre, photographe au talent immense, avait collaboré avant elle. « Je suis née dans le bain de révélateur », disait Alex qui avait fait le choix de marcher sur les traces de ce père dont le souvenir l’accompagnait partout. À l’heure du départ, les couvercles de deux valises noires se refermaient sur ses appareils, câbles et moyens de transmission, rangés selon un ordre impeccable.

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De Sarajevo à Kaboul, de Bagdad à Gaza, par tous les temps, les balles pouvaient siffler, l’eau et la nourriture manquer, le siège durer, rien ne la détournait de son objectif. Quand le sujet était au rendez-vous devant elle, elle y mettait tant d’énergie qu’on la sentait littéralement vibrer. Son œil, tranchant, sensible et différent lui vaut d’avoir collectionné les plus grands Prix internationaux de photojournalisme. Quand le sujet se dérobait, elle enrageait. Pour obtenir ce qu’elle voulait, Alex était capable de déployer des armes redoutables. Elle savait charmer, émouvoir, attendrir, convaincre, brutaliser le destin et quelques confrères susceptibles. Ensuite, elle demandait pardon, avec des fleurs ou une babiole bien kitch chinée au souk. Sa sincérité était désarmante. Lors d’une conférence de presse, ici, à Perpignan, il y a longtemps, elle était la seule femme et débutante, au milieu d’un parterre de gloires du photojournalisme, chacun arguant de nobles causes pour évoquer son engagement. À la question « Pourquoi faites-vous ce métier ? », Alexandra Boulat, elle, avait simplement répondu : « Parce que j’aime faire des photos. » Tout était dit. Ce qui ne l’empêchait pas de témoigner. Alexandra avait débuté à Cosmos, l’agence fondée et dirigée par sa mère, Annie, beaucoup appris à Sipa pour finalement fonder VII avec d’autres grands noms de sa profession. Internet et le numérique commençaient de révolutionner son métier et en quelque sorte à banaliser la couverture du « news ». Alex considérait qu’il était temps pour elle de porter sur les événements un regard plus profond. Bosseuse inlassable, en reportage, elle passait ses soirées, devant un plateau de room service, à éditer, transmettre, classer, répondre aux mails et se chercher de nouveaux horizons. Elle voulait faire des films documentaires, transmettait son expérience à des étudiants dans des séminaires dont elle rentrait radieuse. Pour l’avoir vue traverser avec son port de tête impérial tant de champs de bataille, il nous avait échappé qu’elle était mortelle. Le 5 octobre dernier, après trois mois de coma, Alex nous a quittés des suites d’une rupture d’anévrisme. Sinon, c’est certain, elle aurait été là… à Perpignan, avant la fête, potinant avec Annie, sa mère, et Antoinette, sa sœur, sur le lit de sa chambre du Park Hôtel, toujours la même. « La sanction, c’est la parution », chantonnait-elle dès le réveil sur l’air de « Malbrouck s’en va-t-en guerre » quand elle était de bonne humeur. La sanction, c’est cette exposition, ces photos laissées comme des traces, sélectionnées une à une par ses proches. Elles racontent de manière implacable la vie des autres, mais parlent aussi de ce que sera toujours Alexandra pour eux. « Voyons, voyons… », comme elle disait toujours. Et puis « passons… », comme elle l’aurait souhaité.

Caroline Mangez

Alexandra Boulat

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