« Tout n’était que tristesse. Je n’arrivais à voir de beauté nulle part. »
Kevin Frayer

Les bateaux arrivaient généralement la nuit, c’était plus sûr dans l’obscurité. Parfois ils arrivaient de jour, quand la situation semblait suffisamment grave pour prendre le risque d’essuyer les tirs des gardes-frontières birmans, ou lorsque l’occasion se présentait de traverser sans danger. La plupart allaient jusqu’à la pointe sud de l’île de Shah Porir Dwip, là où le fleuve Naf se jette dans le golfe du Bengale. Les eaux peuvent être agitées, et lorsqu’une embarcation de Rohingyas venait à chavirer, il n’y avait aucune tentative de sauvetage, on attendait simplement que les corps échouent sur le rivage, dans un tragique anonymat.
Kevin Frayer est arrivé dans cette région du Bangladesh au milieu du mois de septembre 2017, quelques semaines après le début de la crise. Les Rohingyas fuyaient leurs villages en Birmanie et tentaient de trouver refuge de l’autre côté du fleuve qui marque la frontière. À ce stade de la crise, déjà un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants privés de leurs droits disaient avoir été chassés de chez eux, victimes d’incendies et de viols.
Les Rohingyas sont musulmans, et la population birmane, majoritairement bouddhiste, refuse de les accepter en tant que citoyens. Ces tensions permanentes ont explosé en août 2017 lorsqu’un groupe de rebelles rohingyas a attaqué des postes de police et une base militaire. En réponse, le gouvernement birman a eu recours à la politique de la terre brûlée ; des images satellite montrent des centaines de villages rohingyas réduits en cendres. Pour les Nations unies, il s’agit d’un « exemple classique de nettoyage ethnique », et Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et dirigeante birmane de facto, a fait l’objet de critiques acerbes pour son soutien au gouvernement.

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Réalisé au cours de deux longs séjours au Bangladesh, le travail de Kevin Frayer cherche à témoigner à la fois de l’ampleur de la crise et des vécus individuels, à révéler la souffrance et l’épuisement des Rohingyas qui accomplissent ce périple si long et cruel dans un silence glaçant.
Quand les bateaux atteignaient les côtes du Bangladesh, les passagers se précipitaient pour descendre. Ils portaient les bébés avec précaution, les personnes âgées à bout de bras, tandis que d’autres, trop faibles et épuisés, se laissaient tomber à terre. Tout se passait dans un silence saisissant. On entendait parfois des sanglots, ou les pleurs d’un enfant, mais le plus souvent régnait un silence presque complet.
Généralement, les nouveaux arrivants s’asseyaient sur la plage pour reprendre des forces. Des habitants des environs venaient de temps en temps, mais aucun accueil n’était organisé. Les réfugiés se dirigeaient d’eux-mêmes vers le village et les madrasas où des associations caritatives locales leur offraient des vivres, un abri et un peu d’argent. Ils ne restaient pas plus d’une journée, puis prenaient un autre bateau pour se rendre à Cox’s Bazar, une station balnéaire prisée par les touristes, où, après avoir marché le long de la route chargés des quelques affaires qu’ils avaient pu emporter, ils atteignaient enfin les camps de réfugiés.
Ces camps de fortune offrant à perte de vue un spectacle de misère font désormais partie du paysage. Ils ont vu le nombre de réfugiés croître à un rythme effréné, de plusieurs centaines voire plusieurs milliers par jour. Les Rohingyas y vivent dans des abris faits de bambous et de bâches. Les organisations humanitaires ont construit des latrines et creusé des puits pour fournir de l’eau potable, mais les réfugiés sont tellement nombreux qu’il est difficile d’assurer l’assainissement des lieux et d’éviter la propagation des maladies. Les pluies de mousson torrentielles et fréquentes transforment le sol en boue.
Le Bangladesh accueille désormais plus d’un million de réfugiés rohingyas. Kevin Frayer les dépeint avec dignité et met en lumière l’ampleur de leur calvaire.

Kevin Frayer

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