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Violence post-électorale au Kenya

Enrico Dagnino

2e Bureau pour Paris Match

Génois d’origine, Enrico Dagnino est du genre à penser que la présence d’une fille en reportage porte malheur, comme celle d’un lapin sur un bateau. A moins, bien sûr, que rien ne se passe et qu’elle ait un physique avantageux. Il aura donc fallu plusieurs années de vie commune pour qu’il me tolère dans son sillage en situation extrême. Qui plus est, au Kenya, cet exemple de démocratie libérale au cœur d’une Afrique déchirée par les conflits. Ce pays qu’Enrico fréquente depuis 30 ans, comme base arrière au temps où il colonisait les Seychelles dans les années 80, ou, plus tard, devenu photojournaliste, quand il couvrait le conflit somalien. Bref Nairobi, pour Dagnino comme pour beaucoup, fut souvent ce havre de paix dont il écumait les bars, un cigare au bec, quand venait de tomber un chèque après une série de photos violentes.

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Nous nous sentions tous deux un peu bêtes, célébrant le Nouvel an 2008 devant une cheminée avec vue sur la Méditerranée, regardant tomber sur l’ordinateur les dépêches annonçant la crise kenyane, quand Paris Match a appelé : « Vous êtes partants ? » Le surlendemain, nous débarquions au pied des tours de verre insolentes de Nairobi que les touristes désertaient. Pour une raison qui ne m’échappe qu’à moitié, Enrico décida de nous installer dans le presbytère des pères italiens de l’Ordre des Comboni, ses vieux amis qui servent les pâtes al dente, ne sont jamais à court de grappa et vivent au plus près des plus grands bidonvilles d’Afrique de l’Est qui entourent la capitale. Pas la moindre trace de goudron, ni des 6% de croissance affichés en 2006 par l’Etat kenyan sur ces murs vérolés, dans ces ruelles boueuses où s’agglutinent des millions de personnes qui survivent avec moins d’un dollar par jour. Des carcasses de voitures cramées témoignaient de la violence des affrontements opposant les partisans de Raïla Odinga, malheureux candidat de l’ethnie Luo à la présidentielle, à ceux du président réélu, Mwai Kibaki, accusé d’avoir « volé » un scrutin controversé et surtout des terres au profit des membres de sa tribu, celle des Kikuyus. Cette révolution, qui se disait « orange », n’avançait pas en brandissant des fleurs ou des écharpes comme en Ukraine, mais frayait sa route à coups de machettes et de casse-tête. En traversant la vallée du Rift, entre le lac Naïvasha et le lac Victoria, nous avons vu, fumerolles s’échappant de la terre, ces milliers de fermes incendiées qui finissaient de se consumer et donnaient la mesure du drame. Les yeux de ceux que nous croisions étaient rougis par trop de nuits sans sommeil à monter la garde, par le « bangi » (marijuana) ou le «changa’a », cet alcool artisanal frelaté qui rend aveugle, mais qui, face à une armée de policiers anti-émeutes, vous galvanise un militant. Dans une sorte de torpeur générale, leurs ballots sur la tête, dans un sens comme dans l’autre, des familles entières fuyaient les quartiers et les villages où leurs communautés ne comptaient pas assez de bras pour résister. Ces misérables atterrissaient dans des camps de déplacés où l’aide alimentaire ne leur donne envie que de prolonger leur séjour.

Amos Angolo, qui portait au doigt de pied le numéro 4953 dans un tiroir d’une morgue municipale, a sans doute fini par être enterré. Selon son cousin, la police lui avait tiré une balle dans le dos au cours des émeutes. Un semblant de calme est revenu au Kenya. Les politiciens qui ont joué des vieilles rancœurs ethniques pour gagner leurs voix ont évidemment trouvé le moyen de se partager ce gros gâteau. Les touristes reviennent s’y délecter du spectacle du lion traquant les gazelles. Leurs tours operators ont retrouvé sans peine les chemins contournant la mer des taudis. A son retour à Paris, Enrico s’est allumé un gros cigare, en râlant. Parce qu’une fois encore, toutes ces photos, toutes ces histoires, ne changeraient rien, au bout du compte, à la misère du monde.

Caroline Mangez, grand reporter à Paris Match

Enrico Dagnino

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