Lauréate du Prix Canon de la Femme photojournaliste 2008

2004 J’ai rencontré les « Upstate Girls » en 2003, au cours d’un reportage pour le New York Times Magazine. Mon amie et collègue Adrian Nicole Leblanc venait d’achever Random Family (une famille comme les autres), un ouvrage qui allait prendre une signification toute particulière pour les sciences sociales et littéraires. Le Times m’avait envoyée réaliser des photographies pour illustrer un extrait du livre qu’ils publiaient dans leur magazine. Il s’est avéré que j’avais moi-même grandi à proximité du quartier où habitait la famille du livre d’Adrian. À la fin de ma mission, j’ai décidé de prolonger mon séjour pour mieux connaître ces jeunes femmes de Troy, qui menaient la vie que j’aurais pu avoir si je ne m’étais pas décidée à partir pour la Floride en stop, l’année de mes seize ans. J’y suis restée cinq ans à suivre le quotidien de ces familles, de ces enfants qui passent chaque après-midi à tuer le temps en attendant le retour de leur mère, déjà éreintée par une journée de travail. Mon retour dans la région a fait resurgir des sentiments que toutes ces années passées en Floride n’avaient pas suffi à effacer. Des dizaines d’années séparent ma vie de jeune fille à Troy (la véranda donnant sur la Deuxième Avenue, la clé sous le paillasson quand je rentrais de l’école…) de ma nouvelle vie plus raffinée de femme active, mais cette distance s’est évanouie au fil des jours passés à photographier les filles sur la Sixième Avenue. J’ai cherché à fuir, à prendre du recul, mais je reste au fond cette petite fille attendant après l’école, les yeux rivés sur le téléviseur, lisant les textes sur les boîtes de céréales et aspirant à connaître l’amour. Je me donne corps et âme à mon travail et vois nos vies à tous.

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On ne peut renier ses origines. Pourtant la raison me dit… « Qu’essaie-t-elle donc de faire ? »

Le projet « Upstate girls » tente de démêler les causes et conséquences complexes du rêve américain. Troy était « la ville la plus importante de la révolution industrielle ». Elle incarnait les promesses d’avenir de notre nation. Mais la démesure de notre ambition a fait de ce qui fut notre plus grand atout une chaîne à nos pieds. Au XIXe siècle, des femmes pleines de courage aidaient à bâtir le mouvement syndical de Collar City. Aujourd’hui, les femmes actives font partie de la classe défavorisée de l’économie tertiaire des États-Unis. La croissance démographique qu’a connue l’Upstate depuis dix ans est due aux nombreux emplois dans les prisons. Mais c’est la classe ouvrière qui se retrouve derrière les barreaux, alors qu’elle aurait besoin de soutien et de protection.

Les tentatives de transformer la région en technopôle n’ont fait qu’élargir le fossé entre les différentes classes sociales. Dès lors, il ne reste que peu de perspectives d’avenir et il paraît dérisoire de se fixer des projets à long terme. Avec mari et fils en prison, les femmes se retrouvent seules. Elles aimeraient se croire libres, mais ne le sont pas. Au fil des ans, cette méprise finit par leur donner l’impression d’être ensevelies sous le poids de leur propre vie et les prive de l’autonomie dont elles auraient besoin pour aller vers un vrai changement.

Brenda Ann Kenneally, 2009, Brooklyn et Troy, New York.

Brenda Ann Kenneally

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