« Israël existera et sera un pays comme les autres le jour où il aura ses prostituées et ses voyous », déclarait David Ben Gourion. Après huit années passées là-bas, je suis rentré en France, et depuis Paris, j’ai appris à regarder autrement cette terre que je venais de quitter. J’ai pensé aux mots de Ben Gourion, et j’y suis retourné pour photographier cet « autre Israël », celui que les « bobos » de la gauche tel-avivienne et les ultra-religieux de Jérusalem préfèrent ignorer.

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De Lod à Beer-Sheva en passant par Dimona, j’ai pénétré l’une des faces cachées du pays, celle d’une terre promise oubliée de tous, où les promesses n’ont jamais été tenues. Une terre où les villes gangrenées par la misère et le chômage ne sont plus qu’un ensemble de clapiers délabrés au pied desquels squattent les dealers et les prostituées qui enchaînent les passes pour, quelques heures plus tard, dépenser l’argent gagné dans un long shoot d’héroïne. Ceux qui vivent là, qu’ils soient russes, éthiopiens ou arabes, sont tous devenus des « sabras » : « de petites gens travailleurs ». Dans une autre vie, certains étaient médecins, d’autres, ingénieurs. Aujourd’hui ils font des ménages pour quelques poignées de shekels de l’heure. Comment l’Israël des kibboutz et des pères fondateurs aux idéaux sionistes socialistes a-t-il pu oublier ces hommes et ces femmes, dont l’unité était la force ? En me posant cette question, j’ai réalisé que moi, juif, français, photographe dont les images se veulent le réceptacle de tant de témoignages, je les avais, pendant trop longtemps, oubliés aussi. Depuis l’arrivée de Benjamin Netanyahou au ministère des Finances en 2003, les aides n’ont cessé de diminuer. À Lod, Dimona ou Beer-Sheva, c’est « marche ou crève ». Un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté, seulement aidée par des associations, parmi lesquelles des organisations évangélistes. Tous les jours, l’écart se creuse un peu plus entre les riches et les pauvres, dans un espace si petit que les premiers vivent sous le regard des seconds. Israël se gangrène de l’intérieur. « Nos dirigeants sont inconscients, m’a confié Ila, bénévole dans une association. Un jour, ici, ça va exploser et ce sera bien pire que toutes les intifadas que nous avons connues. » D’ici, la guerre avec les Palestiniens paraît bien loin. C’est un autre monde, un autre combat, une autre lutte, quotidienne elle aussi, à la fois si différente et si semblable. Face à la détresse de ces oubliés de la Terre promise, je me demande si « être un État comme les autres » mérite qu’on y sacrifie autant d’hommes et de femmes, ou qu’on doive y compter autant de « prostituées et de voyous ». Comme dans tant d’autres endroits du monde, je n’ai vu là que des gens qui se battent pour survivre. Et j’ai compris qu’ils étaient sans doute nombreux, ceux qui avaient intérêt à continuer d’oublier, à perpétuer cette misère, à laisser ces gens croupir, pour mieux imposer leur pouvoir. Yitzhak Rabin avait raison : « Nous avons réussi des choses impossibles, disait-il. Mais nous avons beaucoup moins bien réussi les choses possibles. »

Pierre Terdjman

Je tiens à remercier Guillaume Clavières et Caroline Mangez de Paris Match, Pascal Briard de Canon France, GQ, et Flore Olive qui m’a aidé à trouver les mots…

Pierre Terdjman

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© Bengamin Girette / IP3 Press
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