Pendant quinze ans, j’ai enquêté sur les travaux d’une mystérieuse tribu d’ingénieurs, de chefs d’entreprise et de capitalistes audacieux dans la Silicon Valley, où ils inventaient une technologie qui allait révolutionner notre culture, nos comportements, bref, notre condition humaine.

Mon projet a commencé en 1985, lorsque Steve Jobs, contraint à démissionner de chez Apple, a cherché à redémarrer en concevant un super-ordinateur destiné au monde de l’éducation. Steve incarnait la désinvolture propre à cette époque. Il apportait sa vision idéaliste de hippie et son goût pour une esthétique du design aux ambitions spatiales de la génération précédente.

J’ai voulu comprendre en quoi consistait ce processus novateur et j’ai pensé qu’en photographiant Steve, j’appréhenderais mieux la réalité de la Silicon Valley dans son ensemble. J’ai donc demandé l’autorisation de suivre à la trace Steve et son équipe : il a tout de suite accepté. Au bout de trois ans, j’ai donné plus d’ampleur à mon projet initial, au fur et à mesure que je gagnais la confiance des grands inventeurs, et aussi de plus de soixante-dix entreprises, qui acceptaient de m’accueillir, souvent pour des périodes de plusieurs années.

J’ai donc continué à photographier cet univers tout au long de l’émergence et du boom d’Internet dans les années 1990. Au terme de mon projet, je me suis ainsi retrouvé à la tête de 250 000 négatifs. La bibliothèque de l’université de Stanford se charge désormais du classement et de la conservation de tout ce matériel à des fins d’étude et de recherche.

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Au cours de cette période, le rythme accéléré de l’innovation a influé sur la nature même du travail, sur la structure des entreprises, sur l’environnement mondial, au fur et à mesure que d’autres pays se lançaient dans les nouvelles technologies. Une révolution numérique était en marche, et elle allait créer plus d’emplois et de richesses que tout ce que l’homme avait connu jusque-là.

Plusieurs impératifs ont orienté mon travail de photographe. Tout d’abord, je voulais comprendre comment les inventeurs de la Silicon Valley pouvaient entrer dans le contexte de mon projet, dont le but est d’explorer le parcours humain d’individus qui essayent de parvenir à l’impossible en surmontant leurs angoisses et en dépassant leurs limites. Je suis curieux de ce qui motive certains hommes à se lancer ainsi à l’assaut d’obstacles insurmontables, donnant un sens à leur vie, alors que d’autres ne s’y risquent pas. Steve Jobs et ses collaborateurs essayaient une fois de plus de changer le monde, de conquérir l’impossible, en faisant entrer la puissance d’un ordinateur central dans trente centimètres cubes. Steve m’a expliqué qu’il espérait voir un jour un jeune de Stanford utiliser son appareil pour guérir le cancer, sans même sortir de sa chambre. Et comme il y croyait, son équipe y a cru aussi, et leurs recherches ont fini par prendre un caractère missionnaire. J’ai compris peu à peu que les ingénieurs sont des hommes comme les autres, ils luttent contre l’adversité. Sauf que s’ils réussissent, eux, c’est toute l’humanité qui progresse.

Ce que je voudrais, c’est que l’on réfléchisse à tout ce que cette époque peut nous apprendre. Depuis l’an 2000, aux États-Unis, aucune innovation technologique n’a réussi à monter en puissance au point de créer des millions d’emplois, comme l’a fait l’invention de l’ordinateur personnel. Facebook, Twitter, Google et les autres n’ont créé à eux tous que 50 000 emplois supplémentaires – ce sont d’ailleurs, pour l’essentiel, des logiciels qui se contentent de reprendre et de décliner les grands acquis de la révolution numérique. La création d’emplois est un problème mondial. Mais aux États-Unis, l’économie est totalement délabrée et notre système éducatif semble s’être cassé. Nous avons décerné moins de doctorats en sciences informatiques cette année qu’en 1970. Nous avons refusé des visas à des travailleurs et à des étudiants étrangers, ce qui handicape davantage encore notre capacité à innover. Les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent imaginer un monde sans SMS, sans mails, sans accès constant à Internet. Ils adoptent les technologies les plus pointues du numérique, sans comprendre d’où ça vient. Comment motiver une nouvelle génération d’ingénieurs et d’inventeurs ? Qui sera le prochain Steve Jobs ? Où se trouve-t-il ? En Chine ? En Inde ? Ou au Brésil ?

Par-delà cette vaste entreprise, et tout le battage publicitaire auquel elle a donné lieu, j’ai réussi à mener à bien mon propre projet, et j’ai découvert ce besoin joyeux, impérieux, d’inventer des outils, qui habite l’être humain depuis des millénaires. J’ai été le témoin de quelque chose d’incontrôlable, d’avide, de sauvage – en un mot, quelque chose de très humain – qui subsiste encore dans la Silicon Valley, dans l’attente de l’avènement d’une technologie nouvelle, qui pourrait tenir les promesses de la précédente.

Doug Menuez

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©2009 Doug Menuez
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