A vous qui ouvrez ce livre, je crois devoir une explication car vous m’aidez à raconter une histoire comme jamais histoire n’a été racontée. Sans vous, sans les innombrables fragments de souvenirs, d’expériences et de peurs qui font de vous un être unique - et pourtant, dans le même temps, vous rendent très semblable à tous les hommes et les femmes que vous côtoyez au quotidien - sans vous, mon livre ne pourrait pas exister. Car vous êtes profondément impliqué dans cette histoire. Vous en êtes le protagoniste. Vous êtes l’homme qui a survécu et qui attend, debout devant un poste de secours rudimentaire dressé dans la vallée, d’apprendre si ses camarades sont encore en vie… ou s’ils sont morts.
Vous êtes le rescapé, affalé sur le trottoir d’une ville quelconque, qui mange ses haricots à même la boîte. Vous êtes celui qui n’a pas été touché, qui n’est pas mort de froid, n’a pas été avalé par les tourbillons de neige aveuglante quand, avec vos camarades, vous étiez cernés par des troupes ennemies terriblement plus nombreuses ; celui qui n’est pas tombé d’épuisement, ensuite, pendant la lente retraite.

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Il se trouve que la guerre de Corée m’a permis de composer This is War ! Cela ne signifie pas pour autant que ce soit un livre sur le déroulement de cette guerre, ni qu’il prétende exposer les raisons qui ont poussé les Nations unies à intervenir et tenter d’empêcher par la force l’invasion communiste. Pas d’apothéose, dans ce livre, ni de conclusion fracassante. Juste le désir de montrer un peu ce qu’un homme doit subir quand son pays décide d’entrer en guerre, que lui-même juge la cause fondée ou non. Ce livre s’efforce de séparer complètement le mot « guerre », proféré avec force effets de manches aux plus hautes tribunes de chaque pays, du regard de l’homme qui prend une dernière taffe, tire sur ce qui sera peut-être la dernière cigarette de sa vie, avant de rassembler son fusil, son courage et ses rêves – et de se lancer à l’assaut d’une position ennemie, au-dessus de lui.

Convaincu que le regard d’un homme est ce qui raconte le plus clairement ce qu’il ressent, je vous présente ce livre sans la moindre légende ; en effet, les légendes que je pourrais écrire risqueraient de refléter seulement ce que j’éprouvais sur le moment, ou que je croyais éprouver. M’asseoir à ma table maintenant et écrire des sous-titres à ces images, indiquant ce que pensait cet homme-là, sur la photo, serait une supercherie de la pire espèce, car même au moment où je prenais cette photo, j’ignorais ce qu’il pensait. Les photos reflètent donc seulement ce que faisaient ces hommes, peut-être un peu de ce qu’ils ressentaient, et sans doute très peu de ce qu’ils pensaient.

Le livre se divise en trois chapitres. Chacun est consacré à un problème spécifique posé par le combat militaire : pour le premier, il s’agit de l’assaut d’une colline ; pour le deuxième, de la prise d’une ville ; pour le troisième, d’une retraite. J’aurais aimé pouvoir publier cet ouvrage sans y faire figurer une seule ligne de texte et permettre ainsi aux hommes de raconter leur propre histoire, mais je me suis rendu compte que beaucoup de gens, mes propres parents notamment, ne disposaient pas des éléments nécessaires pour appréhender les souffrances qu’ont connues ces hommes, ou les conditions dans lesquelles ils ont péri ; j’ai donc fait précéder chaque chapitre d’images d’un court texte. J’y explique de façon très détaillée la situation militaire où se trouvaient les soldats, ainsi que leurs activités au long de tous ces jours et ces nuits où ils s’efforçaient de résoudre les problèmes rencontrés. J’ai essayé, par tous les moyens possibles, de me limiter à tendre un écran de mots sur lesquels ces hommes pourraient projeter leur propre histoire.

Je veux, lecteur, que vous compreniez que je n’ai pas composé ce livre à la légère et sans connaissance de cause. Je veux que vous ressentiez un peu de ce que j’ai ressenti, peut-être même que vous partagiez certaines des pensées qui furent les miennes pendant ces longs mois qui ont précédé le moment où les images du livre permettraient aux hommes de parler d’eux-mêmes.

Toutefois, pour apprendre leurs histoires, vous devrez lire chaque page de photographies aussi attentivement que si c’était du texte dans un roman. Vous demander de lire l’histoire sur leurs visages, leurs mains et leurs corps, telle qu’eux-mêmes l’ont vécue au moment de l’impact, ce n’est que leur faire justice – et c’est vous demander plus qu’on n’a jamais demandé à un public qui regarde des photographies. Dans ce livre, les hommes sont presque tous des Marines américains. Ce n’est pas un hasard. J’étais l’un d’eux pendant la Seconde guerre mondiale. Trois ans durant, j’ai partagé leur vie et eux la mienne, des îles du Pacifique sud à l’entrée dans la baie de Tokyo pour la capitulation totale de l’empire japonais, aussi m’a-t-il paru normal, à leur arrivée en Corée, de photographier leur combats.

Je veux montrer ce que la guerre fait à un homme. Je veux donner un aperçu des liens de camaraderie qui unissent des hommes quand ils se battent ensemble contre un péril commun. Je veux montrer comment vivent les hommes, et comment ils meurent, quand ils savent que la Mort est parmi eux, et comment ils trouvent, pourtant, la force de crapahuter, armés de simples baïonnettes, pour barrer la progression d’hommes qu’ils n’ont jamais vus, contre qui ils n’ont rien personnellement, d’hommes qui les tueraient à vue s’ils avaient l’occasion de tirer les premiers. Je veux montrer un peu de l’angoisse, de la souffrance, du trouble extrême et de l’héroïsme qui font le quotidien de ces hommes qui se retrouvent contraints d'appuyer sur la détente, leurs fusils braqués sur d’autres hommes qu’on appelle « l’ennemi ». Je veux raconter une histoire de guerre, de la guerre telle qu’elle est et a toujours été pour les hommes tout au long des siècles. Seuls ont changé leurs armes, le terrain et les causes.

D.D.D.
9 mai 2008

Extrait de la préface du livre This is War !
L’exposition est présentée avec l’aimable soutien du Harry Ransom Center, University of Texas, Austin.

David Douglas Duncan

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