La marée montante de la talibanisation du côté pakistanais de la frontière est devenue alarmante. L’influence du mouvement taliban se renforce, les miliciens locaux et étrangers (Afghans, Ouzbeks, Tadjiks, Saoudiens, Tchétchènes, Yéménites, Soudanais…) affluent, et les populations des régions tribales de la frontière pakistano-afghane (les FATA) sont affectées par ce phénomène. Le contrôle gouvernemental y est théorique, et un système administratif complètement différent s’y applique. Les djihadistes étrangers ont exploité la situation locale séculière selon laquelle les tribus de cette région se sont, de tout temps, considérées comme un État dans l’État. Avec la mosquée et le mollah pour trompes de guerre, les talibans se sont mis à empoisonner l’esprit des jeunes, souvent sans emploi ni éducation. Des trafiquants et des malfaiteurs locaux ont saisi l’occasion pour se refaire un statut social perdu, devenant alors des héros de l’islam. On ne peut également négliger l’aspect financier de la situation : la plupart des populations des zones tribales vivent dans un état de très grande pauvreté, dans des conditions de dénuement extrême. Beaucoup de ces personnes, sinon la totalité, ont un sentiment de grande insatisfaction. L’argent distribué aux familles des jeunes endoctrinés a été reçu comme un gage de bonnes intentions.

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La création du mouvement des talibans est assez ancienne et fut une grave erreur. La CIA, pendant la guerre russo-afghane (1979-1988), créa les Mujahideen (combattants de Dieu), et l’ISI (agence de renseignements pakistanaise) créa les Talibans en 1994 pour contrôler l’Afghanistan voisin(1). Les Américains comme les Pakistanais étaient persuadés de pouvoir toujours facilement contrôler leur création : terrible erreur. Le monstre échappa in fine à tout contrôle et se mit même à mordre la main qui l’avait nourri. Plus récemment, en 2004, l’ISI a soutenu successivement Nek Muhammad (commandant taliban de la tribu des Wazir), puis Baitullah Mehsud (commandant taliban de la tribu des Mashud), afin d’obtenir leur aide pour se débarrasser des éléments étrangers venus s’installer sur le territoire national, et dans l’espoir fallacieux de leur loyauté. Ces deux hommes étaient de très modeste extraction et leur promotion entraîna un déséquilibre du système tribal. Honorer de tels éléments, les présenter comme des « Robin des Bois » eut des conséquences considérables de part et d’autre de la ligne Durand(2). Les chefs de tribus, dont les familles décidaient de tout depuis des siècles, furent complètement marginalisés. La moindre remise en question de la crédibilité des nouveaux chefs, et c’était la mort, une mort brutale. Ainsi se fit ressentir un manque de leadership dans la région, ainsi qu’une perte de confiance dans les intentions du gouvernement. Le pouvoir central a du mal aujourd’hui à mobiliser efficacement les Lashkars Tribaux (milices tribales) contre les talibans : beaucoup ont l’impression que le gouvernement les abandonnera à chaque volte-face de sa politique. L’assassinat de Benazir Bhutto a révélé aux yeux du monde la capacité de nuire de Baitullah Mehsud. Il dispose d’un arsenal de kamikazes prêts à se faire sauter si tel est son bon plaisir. Installé au Sud-Waziristân, il contrôle très efficacement des actions clandestines, qu’il mène à des fins d’actes terroristes pouvant toucher n’importe quel coin du pays. Auparavant, Baitullah n’était actif que dans les zones tribales, mais désormais ses Naib Ameers (adjoints) ont étendu leur activité dans les zones sédentaires, avec des moyens organisationnels très importants, l’une des ressources étant le kidnapping avec demande de rançon. Le nom des talibans suscite une telle terreur qu’il est inenvisageable pour les familles de se plaindre aux autorités. Soucieux de bloquer systématiquement toute circulation de l’information, les talibans détruisent à coups de bombes les cybercafés et les boutiques de CD, afin que la population ignore ce qui se passe dans le reste du monde. En 2008, des centaines d’écoles ont été détruites. Dans les zones conquises par les talibans, les femmes qui osent sortir sans un homme pour les accompagner subissent la flagellation, accusées d’avoir perdu leur vertu. On assiste aussi à une multiplication des attentats contre les véhicules des forces alliées qui empruntent les routes pakistanaises pour ravitailler les troupes de l’OTAN en Afghanistan. Désormais, les talibans frappent fort, au moment qu’ils choisissent. Le changement à Washington advient dans un contexte historique critique. Le président Obama recueille un héritage très lourd, s’agissant des décisions et des actions de l’administration sortante. On espère sincèrement que les décideurs de Washington et d’Islamabad sauront faire montre de plus de prudence : cette situation, dans un Pakistan à capacité nucléaire, ne doit pas mener au chaos et à la déstabilisation, et les deux pays doivent agir de concert pour éviter cela. Le monde, en ces temps de turbulences, ne peut pas se permettre la faillite de l’État pakistanais. Les répercussions en seraient trop fortes, et les conséquences, trop graves.

Sarah Caron

(1) Après la guerre russo-afghane, une décennie de luttes intestines a déchiré l’Afghanistan, et les tribus pachtounes du côté est de la ligne Durand (Pakistan) décidèrent d’intervenir pour soutenir les Pachtounes afghans, cela avec le soutien de l’ISI pour contrer une éventuelle déstabilisation du Pakistan aux abords de ses frontières.

(2) La ligne Durand définie par les Britanniques est établie le 12 novembre 1893 et sépare l’ethnie pachtoune sur la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan.

Sarah Caron

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