Lauréate du Prix Canon de la Femme photojournaliste 2009

C’est à travers une rencontre fortuite, au milieu des années 1990, que j’ai découvert le Caucase. J’hébergeais alors deux musiciens géorgiens chez moi, en Pologne. Au fil des toasts, des chants et des histoires, j’ai commencé à entrevoir leur profonde fierté en leur identité nationale ainsi qu’une certaine amertume face à ce que leur pays était devenu. Une ambivalence qui se traduisait par leur facilité à nouer de nouvelles amitiés et à sombrer tout aussi facilement dans d’âpres discussions avec leurs vieux amis. J’appréciais leur sens de l’humour cynique et acerbe : rien n’échappait à l’humour, véritable rempart contre la crainte et les difficultés de la vie. J’avais prévu depuis un certain temps d’explorer l’Orient, et en 2001 je me suis rendue en Géorgie. L’année suivante, je suis retournée à Tbilissi pour continuer mon travail, puis pour y emménager définitivement.

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« Souffrance partagée, lignes divisées » est une œuvre en cours, la découverte d’un lieu extraordinaire, le Caucase du Sud, d’où, quel que soit votre angle d’approche, l’on repart immanquablement avec davantage de questions que de réponses.

La prépondérance de l’histoire dans le Caucase est telle qu’elle paraît parfois supplanter l’avenir. Une histoire tumultueuse, entrecoupée de longues périodes de violence, de tragédie et de domination, mais aussi de paix et de gloire. Les nombreux groupes ethniques locaux sont profondément attachés à leurs propres histoires, terres, langues et religions. C’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre l’identité géorgienne : chaque communauté a une culture bien vivante et fermement ancrée dans des traditions et valeurs établies telles que la galanterie, le patriotisme, l’honneur ou encore la commémoration des morts ; mais ils sont tous conscients de leur propre individualité et défendent avec fougue leurs opinions personnelles. Le conflit devient alors inéluctable, en particulier lorsque les différends sont manipulés à des fins politiques. Aujourd’hui, en cas de conflit, chaque parti prend à témoin l’histoire, ancienne ou moderne, pour justifier ses revendications territoriales. Des Tchétchènes aux Arméniens, des Géorgiens aux Abkhazes, tous racontent une même légende, très connue dans la région : Dieu leur a octroyé un droit de propriété exclusif sur ce territoire qu’il avait à l’origine mis de côté pour lui-même.

Après des années passées à vivre et à travailler dans le Caucase, j’en suis arrivée à la conclusion que la plus grande richesse de cette région, sa diversité ethnique, est aussi sa plus grande malédiction. Quelle que soit la région du monde, la diversité ethnique a le pouvoir d’unir ou de diviser. Les conflits ethniques des années 1990 sont la conséquence directe du « diviser pour mieux régner » de l’Union soviétique. Après l’effondrement de l’URSS, la région a été redécoupée selon des frontières arbitraires, donnant lieu à des affrontements, non pas ethniques, mais politiques. Le conflit ethnique est la conséquence, et non la cause, des luttes politiques pour bâtir un État-nation à une période si chaotique de l’histoire. Et l’absence prolongée d’échanges entre communautés, dont j’ai pu être le témoin, alimente de part et d’autre une certaine méfiance de l’autre. Pour des raisons politiques, l’autre se voit assigner l’image de « l’ennemi ». Néanmoins, beaucoup m’ont paru être partagés, tiraillés entre nationalisme, victoire, amertume et les souvenirs plus agréables de leurs amis et collègues.

Justyna Mielnikiewicz

Justyna Mielnikiewicz

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