La situation est complexe en Sierra Leone. On sait aujourd’hui que les combats entre l’Ecomog (15.000 soldats nigérians plus quelque contingents du Ghana et de Guinée) et les rebelles ont fait plus de 3.000 morts à Freetown, la capitale, en quelques dizaines de jours. Les heurts violents ont commencé ce 6 janvier 1999, lorsque les rebelles sont entrés dans Freetown. Aujourd’hui les rebelles ont été repoussés de la ville. Pourtant dans la capitale, l’heure est à la chasse aux sorcières.

Freetown est truffée de “checkpoints”. La sécurité est assurée par l’Ecomog associée aux milices locales, “Kamajor”, des chasseurs traditionnels qui reçoivent leurs ordres de Sam Ingan Norman, vice-ministre de la Défense. Presque à chaque carrefour se trouvent donc des postes tenus par les forces de sécurité intérieures. Celles-ci pratiquent une fouille au corps zélée et systématique, cherchant la moindre arme.

Mais il n'en faut pas autant pour se faire arrêter. Dans bien des cas une dénonciation arbitraire suffit. Dans un premier temps les soldats ne s'embarrassaient guère, tuant systématiquement tout homme ou femme soupçonnée d'avoir sympathisé avec les rebelles.
Certains habitants se sont servis de ces mesures expéditives pour régler des conflits privés (dettes notamment), voire de simples querelles de voisinage. Face aux protestations de l'ONU notamment et au travail des journalistes sur place, l'Ecomog a " assoupli " sa position. Les suspects n'en restent pas moins violemment tabassés avant qu'on s'inquiète du bien-fondé des accusations. Notre reportage vous présente l'exemple d'une femme dénoncée, battue, humiliée dont presque tous les proches, famille et amis, par peur, n'osent prendre franchement parti de la défendre lorsqu'ils daignent la "reconnaître". Une peur à la mesure de la barbarie et des atrocités commises par les rebelles. La présence des médias, de notre photographe et d'un journaliste TV a sans aucun doute aidé la femme soupçonnée. Elle n'a pas été tuée sans procès comme beaucoup d'autres. Deux jours après son arrestation, terrorisée et blessée, elle était toujours avec les soldats qui procédaient à l'audition de témoins en vue de déterminer sa culpabilité ... ou son innocence. Ces rebelles sont ceux du Front révolutionnaire uni (RUF) qui étaient déjà à l'origine de la guerre civile en mars 1991, alliés aux anciens officiers de la junte militaire qui avait pris le pouvoir en mai 1997 en évinçant le président Ahmad Tejan Kabbah, élu en 1996. La junte avait été chassée du pouvoir par l'Ecomog en février 1998 et le président avait repris sa place, le Nigeria continuant d'assurer la sécurité intérieure ou en tous cas tentant de le faire. Les rebelles poursuivaient les combats dans la brousse, jusqu'à atteindre Freetown le 6 janvier. L'extrême férocité de ces rebelles qui n'hésitent pas à mutiler et à tuer gratuitement même les enfants, explique la situation à Freetown. Seuls les plus riches peuvent quitter la terreur, en prenant des hélicoptères privés, seuls moyens de quitter la ville.

Informations complémentaires

-Sur l'hôpital de Connaught:
Le problème de l'hôpital Connaught de Freetown est que l'administration de l'hôpital fait payer comme d'habitude les patients pour les soigner, alors que la guerre pousse devant sa porte sa cohorte de mutilés et de blessés graves, venue pour la plupart de la brousse et sans argent, d'autant qu'il n'y a plus d'activité économique ni donc de salaires. L'hôpital ne manque de rien, bien approvisionné par l'aide internationale, et les cinq chirurgiens sierra-léoniens sont de qualité suffisante pour pratiquer les opérations de chirurgie réparatrice courantes. L'hôpital fait également payer aux patients les médicaments qu'il reçoit gratuitement de l'aide internationale (pratique courante en Afrique). Les équipes de médecins de MSF et MDM sont considérées comme des concurrents fâcheux parce qu'ils travaillent gratuitement. Les blessés les plus chanceux attendent donc de longues semaines dans la douleur que leurs familles trouvent l'argent pour l'opération. Certains meurent faute de soins, par infection de leur plaie. A cause du couvre feu, les médecins et infirmières arrivent à 10 heures du matin et repartent à 15 heures. Ce qui ne permet que deux à trois heures de travail effectif par jour sur les patients. L'équipe de MDM est repartie furieuse : en une semaine, ils n'ont pu opérer que trois blessés alors qu'il y en avait 150 en attente!

-Sur l'arrestation de Marie :
Il faut se rendre compte de la formidable terreur que les rebelles suscitent, qu'il n'y a plus de tribunaux, plus de juges ni d'avocats ni de police et que la population se défend elle-même et seule contre ses démons. La justice est donc populaire et expéditive. On préfère tuer par erreur un innocent que laisser courir un rebelle. Avant que les rares journalistes n'arrivent, l'Ecomog exécutait régulièrement des suspects aux "checkpoints", sur simple dénonciation. Mais un article du Figaro (repris par RFI) décrit comment des gens se débarrassaient de leur voisin à qui ils devaient de l'argent ou qui convoitaient leurs biens en les accusant d'être "rebelle". L'Ecomog n'avait pas caché sa colère contre la presse après ces articles, mais Marie a probablement bénéficié de ce précédent : la présence fortuite d'un photographe de Sygma et d'un cameraman de Capa lors de son arrestation lui a probablement sauvé la vie. Avec toute leur candeur, les soldats ont laissé travailler les deux journalistes pour bien montrer qu'ils n'exécutent pas les suspects au bord des routes comme on l'a vu et au contraire qu'ils ne ménagent pas leur peine pour enquêter. Las ! leur zèle montre que les standards de la brutalité ne sont décidément pas les mêmes partout.

Patrick Robert

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