L’opportunité d’une donation de grande envergure n’est pas un phénomène très courant au sein d’une institution. Ainsi, depuis mon arrivée, en qualité de responsable des collections photos de la BDIC il y a quinze ans, une seule donation a excédé les quarante mille pièces photographiques (tirages, contacts ou négatifs inclus) .L’importance, bien sûr, ne réside pas exclusivement dans la quantité.

En ce qui concerne le legs Kagan, quoique très imposant, puisqu’on estime à ce jour plus de trois cent mille négatifs originaux, la qualité est loin d’être négligeable et représente pour le musée un accroissement capital de ses collections . Les donations sont aussi des moments privilégies pour les conservateurs. Propices à générer enthousiasme et bonheurs!

Ainsi, lorsque en été 1999, Judith Kagan, fille du photographe Elie Kagan décédé en janvier de la même année, prend contact avec moi pour envisager un don, je ne suis pas encore au bout de mes surprises. Ce sont de nombreux échanges téléphoniquesº par répondeurs interposés qui finissent par aboutir à une rencontre. Et, au début de l’automne, je pénètre enfin dans l’antre mythique parisien d’Elie Kagan né en 1928. Je reçois en plein cœur tout son univers hétéroclite façonné au fil des années. Aux murs, encore punaisée ou collée, une foule d’images : affiches politiques ou religieuse, tracts, poèmes, cartes postales cartes de presse, dessins d’amis comme Plantu ou Tim et photographies.

D’un autre côté, le laboratoire photo vidé de sa substance : le monde de Kagan déjà rangé. Le long du couloir, sa bibliothèque encore envahie de littératures partisanes. Puis, dans une grande pièce baignée par quelques rais de soleil filtrants au travers des persiennes closes, au sol, pour cet ultime départ, des dizaines de boites et cartons regorgeants de tirages photographiques, planches contacts, diapositives, négatifs, albums, coupures de journaux, fiches de commandes de reportages, fiches de paye classées par années, Pins, agendas personnels où sont consignés des rendez-vous de travail : toute la vie photographique d’Elie Kagan.

On sait qu’Elie Kagan a été connu, au début de sa carrière par les images prégnantes qu’il réalisa au flash, la nuit, au sus et au vu de la police en octobre 1961 alors que celle-ci procédait à des “ matraquages ” de citoyens originaires d’Algérie, travaillant en France et venus manifester dans la capitale. Seul le journal “ Témoignage chrétien ” auquel, il resta fidèle toute sa vie, osa publier ses images choquantes. En fin de cette même année, il obtint sa carte de presse.

A partir de ce moment là, il photographie ; plus que jamais, “ à tours de bras ”, ignorant avec superbe toutes règles de composition  et témoigne avec vivacité, boulimie, voire une fougue presque juvénile, à l’encontre de toute mode. Habité, plutôt hanté par un sentiment d’équité, il croque aussi le tout venant de la rue et affectionne les laisser pour compte, les exclus de la vie. Milite, prend fait et cause pour une société idéale , un monde meilleur. Indépendant, à la limite de l’anarchiste, compagnon affectif de Mouna Aguigui, il ne fera jamais vraiment partie intégrante d’une agence photographique. Lui même se qualifiant de “ reporter engagé ”.

Tourmenté par son origine juive, il n’est pas surprenant de le voir batailler aux côtés de Serge Klarsfeld. Pathétiques, ils arborent l’un et l’autre l’étoile jaune le jour des obsèques de Xavier Vallat ancien commissaire aux affaires juives à Vichy de 1940 à 1944. Un accident survenu en 1994 l’oblige à cesser pour un temps son activité et quitter Paris pour Briançon. Il en conserve une profonde meurtrissure et les photographies réalisées durant ce séjour et jusqu’à la fin de sa vie sont empreintes d’une espèce de désengagement sans doute inconscient. Sa spontanéité s’effiloche.

Ainsi, avec l’arrivée de cette généreuse donation, prodigieux à-propos, notre collection parcourt presque l’intégralité du siècle en brossant un panorama photographique richissime qui permettra aux chercheurs des temps futurs une lecture inédite et fabuleuse sur son histoire, son déroulement.

Thérèse Blondet-Bisch, chargée des collections photographiques de la BDIC.

Elie Kagan

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