Le 26 avril 2006 a marqué le vingtième anniversaire de l’accident de Tchernobyl. A 1h23 du matin, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé après le bâclage d’essais de sécurité, déclenchant ainsi la plus grave catastrophe nucléaire jamais connue. Vingt ans plus tard, l’ombre indélébile de Tchernobyl continue de plonger de nombreuses vies dans l’obscurité sur le plan social, environnemental et physique. Un récent rapport des Nations Unies indique qu’environ 4.000 personnes succomberont tôt ou tard à une maladie cancéreuse liée à cette catastrophe. Mais Greenpeace et d’autres organisations écologiques accusent le rapport de minimiser l’impact réel de Tchernobyl et déclarent que les statistiques les plus récentes montrent qu’au Belarus, en Russie et en Ukraine, 200.000 personnes sont mortes entre 1994 et 2000 suite à cet accident.

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La centrale de Tchernobyl, située à une centaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale ukrainienne Kiev, est désormais au cœur d’une zone interdite appelée « zone d’exclusion ». Des débris radioactifs du réacteur fautif continuent de se consumer à l’intérieur de son « sarcophage », une enveloppe protectrice en béton et acier érigée à la hâte après l’accident. Peu étanche et peu sûr d’un point de vue structurel, il menace désormais de s’effondrer et de libérer assez de radioactivité pour générer une seconde catastrophe d’une magnitude comparable. Des efforts désespérés sont déployés pour étayer la paroi du sarcophage et empêcher son plafond de s’effondrer. A l’intérieur, les niveaux de rayonnements sont tellement élevés que les opérateurs ne sont autorisés à y travailler qu’un quart d’heure par jour. Après plusieurs années de préparation et de négociations, les travaux de construction d’une nouvelle arche de protection vont enfin commencer. Elle viendra se glisser par-dessus le sarcophage existant afin de sceller hermétiquement ce qu’il reste de combustible nucléaire. Le coût de ces travaux devrait s’élever à 800 millions de dollars. La ville de Prypyat, à moins de trois kilomètres du réacteur, avait été construite dans les années 70 pour le personnel de la centrale. Les cinquante mille habitants de Prypyat ont été évacués trente-six heures après l’accident. Jadis une belle ville selon l’idéal soviétique, aujourd’hui cette ville fantôme est terrifiante; des poupées jonchent le sol des maternelles abandonnées; les posters moisis de héros soviétiques pourrissent dans les salles de classe vides; les lits d’enfants n’abritent plus que des lambeaux de matelas et d’oreillers; dans un gymnase où jadis les adolescents venaient s’entraîner, le plancher pourrit et la peinture s’écaille; et les niveaux de rayonnement dans les cimetières abandonnés sont toujours très élevés. Au cœur de ce délabrement, la nature reprend ses droits : dans des dizaines de villages abandonnés dans la zone d’exclusion, les arbres poussent à travers les fenêtres brisées, le lierre s’empare des maisons en ruine, et des chiens errants, qui ressemblent plus à des loups qu’à des chiens, maraudent en quête de nourriture. Passant outre les niveaux de rayonnements, près de 400 personnes âgées sont revenues s’installer chez elles. Au début les services publics ukrainiens ont tenté de les en dissuader, mais rapidement, ils ont fermé les yeux et aujourd’hui leur assurent même des visites médicales régulières. Pour se remplir les poches, des businessmans roublards ont commencé à importer des denrées alimentaires pour ces villageois, qui, sinon, mangent ce qu’ils cultivent sur leurs terres radioactives. Vivant isolés au milieu de tant de destruction, bon nombre de ces vieux se sont mis à boire. Tous les printemps, les anciens habitants sont autorisés à retourner dans les villages abandonnés pour une journée. Suivant une tradition russe, ils passent la journée à pique-niquer sur la tombe de leurs proches et à décorer les pierres tombales. Quand approche minuit, on allume les chandelles, on organise des veillées et des messes commémoratives pour les victimes de l’explosion. 70% des retombées radioactives ont dérivé vers le sud du Belarus et ont contaminé quasiment un quart du pays. Les médecins y dépistent toujours des taux anormalement élevés d’anomalies de la thyroïde. Un liquidateur, qui a mis sa santé en péril alors qu’il travaillait au démantèlement des maisons contaminées après l’accident, souffre aujourd’hui d’un cancer de la thyroïde et a déjà dû subir trois opérations. Conséquence directe de l’accident, le Belarus a établi un service d’oncologie infantile à Minsk, aidé par l’Autriche et l’Allemagne. Les femmes exposées au rayonnement quand elles étaient enfants ont encore peur de donner naissance à des bébés malades et s’inquiètent des effets génétiques de rayonnement. L’opinion publique est convaincue que les naissances d’enfants malformés ou arriérés ont augmenté considérablement après Tchernobyl. Pourtant, de nombreux scientifiques doutent que ces malformations soient directement liées à la catastrophe. Or, Alexei Okeanov, chercheur de renom, a décrit les effets sanitaires de cet accident comme étant « un incendie que nous ne pourrons pas éteindre de notre vivant ». Quand les entraves bureaucratiques ukrainiennes se sont enfin dissipées et que j’ai reçu l’autorisation de m’aventurer dans le réacteur de Tchernobyl, plus profondément qu’aucun autre photographe occidental, j’étais parfaitement conscient du risque que je prenais. Mais je savais aussi que ce risque calculé, je le prenais au nom de victimes involontaires et par ailleurs sans recours : elles ont eu le courage et la bonne grâce de me laisser photographier leurs souffrances avec l’unique espoir que des tragédies telles que celle de Tchernobyl ne se reproduisent plus à l’avenir.

Gerd Ludwig, septembre 2006

Gerd Ludwig

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