Lauréate 2002 du Prix Canon de la femme photojournaliste décerné par l’Association des Femmes Journalistes (AFJ)

« Mon âme a peut-être rejoint le seigneur, mais la lutte continue » – tels furent les dernières paroles de Ken Saro Wiwa avant sa pendaison le 10 novembre 1995.

La compagnie pétrolière multinationale Shell fut la première à découvrir du pétrole dans le détroit du Niger, au Nigéria. Aujourd’hui, ce pays produit 2,1 million de barils par jour, ce qui le place au sixième rang des pays exportateurs de pétrole. ChevronTexaco, ExxonMobil, TotalFinaElf, Agip, Shell, sans compter les divers gouvernements militaires et civils qui se sont succédés, tous ont amassé des bénéfices représentant des milliards de dollars. Entreprises et État travaillent la main dans la main, saignant à blanc le delta du Niger et gonflant les comptes bancaires qu’ils détiennent dans des paradis fiscaux. Les habitants du delta, quant à eux, ne connaissent que la douleur et la pauvreté. En l’espace de quarante ans, plus de 4 000 déversements accidentels de pétrole ont contaminé une grande partie de la région et annihilé la principale source de revenu d’une population composée surtout de petits agriculteurs, de chasseurs et de pêcheurs.

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J'ai encore en moi la grande tristesse et la profonde colère que je ressentis lorsque Ken Saro Wiwa, écrivain et défenseur des droits de l'homme, ainsi que huit autres leaders Ogoni, furent victimes d'une machination suite à laquelle ils furent arrêtés, accusés de meurtre, et exécutés le 10 novembre 1995. En 1990, Ken Saro Wiwa avait commencé à mobiliser son peuple, les Ogoni, l'une des quatorze tribus du delta, contre la compagnie pétrolière Shell qui ne voyait aucun inconvénient à exploiter leur pétrole et polluer leur environnement sans rien réinvestir dans les villages minés par la pauvreté. Les Ogoni demandaient des écoles, des hôpitaux, des emplois, un certain degré d'autonomie, et la remise en état de leurs terres. L'opinion publique internationale s'intéressa à eux lorsque leur leader charismatique organisa d'importantes manifestations pacifiques, à l'issue desquelles Shell dut stopper toute activité pétrolière en territoire Ogoni. Mais feu le général Sani Abacha, dictateur à la démence notoire, n'hésita pas à user de représailles sanglantes. Les villages Ogoni furent rasés, les manifestants violés et massacrés, et Ken Saro Wiwa réduit pour toujours au silence. Shell fut soupçonnée de collusion.

Je me suis rendue dans la région du delta du Niger pour témoigner des ravages dont sont responsables les compagnies pétrolières à l'encontre des habitants et de leur environnement. Je suis allée jusqu'à Bane, village natal de Ken Saro Wiwa, et y ai rencontré son père, le chef Jim Beeson Wiwa, 99 ans. Jim ne connaît que la douleur et la colère depuis le massacre de son village et l'exécution de son fils. « Mon fils n'est pas mort parce qu'il avait commis un crime, il est mort pour les droits de l'homme. Il avait rédigé une Déclaration des droits des Ogoni à remettre au gouvernement fédéral du Nigeria, signée par tous les habitants du territoire Ogoni. La Déclaration a été envoyée à Shell ainsi qu'aux pouvoirs publics, mais elle n'a pas reçu la réponse attendue... Le pétrole, ici, c'est Dieu qui nous l'a donné. Si les organisations internationales qui défendent les droits de l'homme ne peuvent rien faire pour les Ogoni, alors Jéhovah le Tout-Puissant fera quelque chose pour les Ogoni. Je m'en remets à Dieu ».

L'exploitation du pétrole a coûté cher aux populations du delta : de vastes régions se sont muées en déserts; la terre, les ruisseaux, les criques sont polluées en permanence, l'atmosphère est empoisonnée par les vapeurs d'hydrocarbures, de méthane, de monoxyde de carbone, de dioxyde de carbone et par la suie que crachent vingt-quatre heures par jour depuis quarante-cinq ans les cheminées enflammées situées à proximité des habitations. Les pluies acides et les déversements de pétrole ont dévasté la région. Le bruit, la chaleur intolérable, la pollution et la lumière générée par le gaz en flammes ont fait fuir les animaux et les poissons.

Au cours de ce voyage, j'ai non seulement pu observer les détériorations du milieu écologique dont sont responsables les compagnies pétrolières, mais aussi la pernicieuse guerre menée contre les habitants du delta, qui vivent dans l'oppression et la tyrannie, n'ont aucune voix au chapitre, et continuent leur vie de chasseurs et de pêcheurs sans pouvoir bénéficier d'aucune perspective d'emploi auprès de ceux qui les spolient. Il se retrouvent face à des forces titanesques, nationales et étrangères, motivées par le lucre et ne s'intéressant qu'aux statistiques. Comment accepter que cette situation perdure ?

Je remercie Canon, l'AFJ et Jean Francois Leroy pour leur gentillesse, mais aussi pour la récompense accompagnant le prix Canon grâce à laquelle j'ai pu effectuer ce voyage.

Sophia Evans

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