Qui suis-je ? Pourquoi suis-je devenu photographe ? Pourquoi ai-je rêvé de voyager dès ma plus jeune enfance ? Comment expliquer une passion, un métier que je pratique depuis fort longtemps ?

Alors que j’étais jeune photographe à l’agence Sygma, je faisais sourire certains de mes collègues quand je leur disais que je souhaitais seulement gagner un peu d’argent pour repartir voyager. « Pourquoi repartir alors qu’ici tu peux en même temps voyager et gagner de l’argent ? » me répondirent-ils.

Alors je suis resté, j’ai voyagé et j’ai gagné de l’argent. Je me suis confronté à une réalité du monde différente de celle du voyageur free-lance que j’avais été et qui m’attirait toujours. J’avais en horreur mondanités et grands hôtels. Mais le confort d’une structure et surtout une vision pas très visionnaire des réalités faillirent avoir raison de mes velléités d’enfant rêveur, de voyageur à la recherche de petits riens qui rendent heureux, ne serait-ce qu’une heure, d’émerveillement devant une scène où peu se passe, où tout se passe.

Alors je suis parti.

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Mon histoire est banale. Les parents de ma mère ainsi que sa petite sœur âgée de 13 ans furent déportés. Les convois de la mort revenaient vides, mais leurs vibrations ne s’arrêtèrent jamais, répliques éternelles de l’innommable. Dans ma jeunesse, ma mère me parlait souvent d’eux en pleurant.

La situation entre mes parents se dégrada rapidement. Les disputes succédaient aux disputes. Le petit enfant calme et solitaire que j’étais excella très vite en géographie, comme si la connaissance théorique et toute relative du monde allait m’aider à oublier les éclats de voix de deux personnes incapables de communiquer, mais qui pour moi étaient les plus importantes au monde.

Je suis devenu photographe et j’ai parcouru le monde. J’ai cherché ce que je pouvais bien raconter, mais sans comprendre le véritable enjeu de cette course sans fin et sans arrêt, sans respiration, dont l’unique compteur était le nombre d’avions, de films, de pays visités. La fuite s’accélérait, un peu comme une boule de neige qui se transforme en avalanche et ne laisse que mort et désarroi sur son chemin. J’avais rêvé d’autre chose.

Je l’ai trouvé un jour sur une route de l’est de l’Europe. Des hommes chuchotaient entre eux dans une langue étrangère à la majorité de ceux qui les entouraient. Cela m’a brutalement renvoyé dans le passé, dans mon passé dans une ville de province française où les survivants normalisaient leurs vies d’éternels fuyards en mélangeant la discrétion avec le bruit de l’honneur retrouvé du pays d’accueil rêvé par leurs parents, qui furent offerts en signe de vassalité aux bourreaux qui allaient les assassiner. L’Est m’attirait parce que mes racines s’y étaient jadis développées, mais la transplantation ne devrait pas rester éphémère. Il ne faut jamais donner raison à ceux qui n’admettent pas la différence.

J’avais commencé ce voyage vers les pays de l’Est comme une recherche journalistique. Je l’ai terminé en recherche identitaire. J’étais issu de ce qui fut autrefois la plus grande minorité d’Europe. J’allais enfin pouvoir donner un sens à mon travail. La photographie, le voyage et ma quête venaient de se rejoindre. Pour savoir qui j’étais, je devais d’abord trouver d’où je venais. Ma démarche de photographe et mon histoire personnelle se rencontrèrent ce jour-là.
Alain Keler

Alain Keler

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