Dans le sud de l’Irak, les eaux limoneuses du Tigre rejoignent les eaux bleues de l’Euphrate pour former un vaste delta de terres inondées et de roselières : ce sont les marais de l’antique Mésopotamie, où se situait, selon la légende, le jardin d’Éden de la Genèse. Ces marécages, ainsi que les villes du désert qui les entoure, sont habités depuis l’époque sumérienne : les tablettes et les sceaux sumériens conservés au British Museum attestent un mode de vie qui s’est maintenu en ces lieux jusqu’à la fin des années 1970, et qui existe encore en partie aujourd’hui.

Dans cet univers aquatique de lacs et d’immenses roselières vivait une communauté d’Arabes des marais : les Maadans. À la différence des tribus du désert qui vivaient sous la tente et se déplaçaient à dos de chameau, ces habitants des marécages construisaient sur les îlots des villages dont les maisons (certaines aussi vastes que de petites églises) étaient faites de roseaux tressés. Ils avaient des barques à la proue relevée, pêchaient la carpe au trident, élevaient des buffles qui paissaient dans les roseaux, et cultivaient le riz sur les berges boueuses du fleuve. Les femmes coupaient les roseaux pour en tresser des panneaux de toiture ou des tapis qu’elles vendaient sur les marchés voisins. Dans les années 1950, plus de 100 000 personnes vivaient dans ces marais, sur une superficie de 20 000 kilomètres carrés.

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Tout au long de l’histoire de l’Irak, ce lieu à l’écart a servi de refuge aux criminels, aux insurgés et aux opposants politiques du régime de Bagdad.

À la fin des années 1970, j’ai passé plusieurs semaines dans cet univers clos, d’abord en reportage pour National Geographic, et par la suite pour préparer un livre consacré au mode de vie de ces Arabes des marais. Le gouvernement irakien, enclin à la paranoïa, n’aimait guère que l’on dévoile les aspects « primitifs » du pays, et c’est à titre exceptionnel que l’on m’en a permis l’accès et offert des facilités logistiques - jusqu’à un hélicoptère militaire pour prendre des photos aériennes. Mais le gouvernement s’intéressait à mes travaux, considérant qu’ils permettraient aux générations futures de connaître les détails de cette civilisation historique avant que l’État n’entreprenne de la détruire systématiquement. Saddam Hussein était en effet décidé à mater les marais : en faisant construire tout un réseau d’écluses, de levées et de canaux pour détourner le cours des fleuves et assécher les marais, il a commis l’un des grands crimes écologiques du XXe siècle.

Les Arabes des marais ont connu une première catastrophe avec la guerre Iran-Irak, qui a particulièrement fait rage autour des marais bordant la frontière iranienne : Saddam Hussein a alors utilisé les gaz contre plusieurs villages qui, selon lui, n’avaient pas montré suffisamment d’ardeur au combat. Puis, après la première guerre du Golfe, lorsque les chiites du sud du pays se sont soulevés contre son régime, escomptant une aide des États-Unis qui n’est jamais venue, le président irakien a envoyé ses troupes bombarder les villages et terroriser la population. Les habitants ont dû prendre la fuite, et, en 2000, 90 % des marais avaient été détruits, et leurs populations déplacées. Après l’invasion américaine, les digues et les écluses ont été rouvertes, et une partie des marais a de nouveau été mise en eau. Des associations humanitaires internationales ont aidé quelques-uns des habitants à se réinstaller dans leurs villages et à reprendre leur mode de vie traditionnel. L’amélioration a été lente, notamment en raison de plusieurs années de sécheresse, mais de nombreuses espèces d’oiseaux et de poissons - et quelques Maadans - sont de retour aux marais.

Nik Wheeler

Nik Wheeler

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