Janvier 2020. En définitive, mes amis irakiens avaient tort. C’est la première pensée qui me vient en arrivant à Bagdad après quelques semaines d’absence. Depuis des années, ils avaient cette seule formule pour évoquer l’avenir : « Ici, il n’y a pas de futur, pas d’espoir, pas de changement possibles. » Or l’actualité semble les prendre en défaut : en octobre 2019, la société civile a commencé à se soulever en masse contre le système. C’est la thawra, la révolution, selon le terme des manifestants.

Inouï, alors que la société semblait comme engourdie après des années, des décennies de violences : dictature, invasion, guerre civile, attentats, enlèvements, prévarication, oppression au nom de l’État ou de la religion.

La contestation dure depuis près de cent jours. Il ne s’agit pas de protester contre un gouvernement, un Premier ministre, une situation ponctuelle et précise, mais bien de tenter de mettre à bas le système dysfonctionnel, corrompu – pour ne pas dire pourri – et gangrené par les ingérences étrangères.

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Bien sûr, en face, le système n’a aucune intention de se laisser renverser. Jour après jour, les hommes en uniforme répriment la contestation. À coups, notamment, de grenades lacrymogènes dites « brise-crâne », ces cylindres de métal terriblement lourds qui, comme leur nom l’indique, peuvent transpercer un crâne. En janvier 2020, selon Amnesty International, la répression avait fait plus de six cents morts à travers le pays. Principalement des hommes jeunes, très jeunes, issus des milieux populaires, car c’est la révolte des pauvres. Une génération qui a grandi à l’ombre de l’invasion américaine de 2003, puis de la guerre civile et enfin du spectre de Daech. Dont les perspectives d’avenir sont un chômage endémique, des services publics quasi inexistants et une société sclérosée, enlisée dans sa peur, ses clivages communautaires et son népotisme éhonté. Ils disent n’avoir plus rien à perdre et semblent sincères quand ils se déclarent « prêts à mourir » – la réalité leur donne parfois raison.

Et dans le même temps, cette révolution a quelque chose de terriblement naïf. Sur les rives du Tigre, les murs en T, symboles de la peur des attentats, ont été peints de toutes les couleurs. Place Tahrir, des révoltés délaissent leurs cocktails molotov pour nourrir des chiots abandonnés.

Certains ne se font pas d’illusions sur l’avenir du mouvement : « Regarde la révolution en Égypte, en Syrie, comment ça a tourné », me dit un jeune homme. Mais ces mois, ces semaines, ces jours de liberté sont toujours ça de gagné. Ces heures où les murs anti-attentats furent peints en rose ont laissé entrevoir la possibilité d’une autre société, d’un autre futur. Mais la possibilité suffit-elle à tout changer ?

Je me souviens de l’un de mes amis, Abbas, âgé de vingt ans, qui me disait crûment, froidement : « L’Irak est le pays de la mort. Il n’y a pas d’avenir possible. » Aujourd’hui, pour la première fois depuis que je connais l’Irak, j’ai l’impression que la résignation mortifère a enfin laissé place à de la rage, à de l’espoir. J’espère que Abbas, lui aussi, avait tort.

Emilienne Malfatto

Emilienne Malfatto - Irak - Cent jours de thawra
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Emilienne Malfatto

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