Quand Hector Peterson a été tué lors de l’Emeute de Soweto de 1976, j’avais 10 ans et je vivais dans un quartier résidentiel, protégée des réalités quotidiennes de l’Afrique du Sud. Pendant ma jeunesse, mon existence se résumait à me rebeller contre ma famille et contre l’école et à survivre aux peines de cœur et aux brouilles avec les amis.

J’ai commencé ce projet personnel en 1995 après les premières élections démocratiques en Afrique du Sud. Pour moi, la photographie était le moyen de découvrir mon pays et ses habitants. Depuis 1993, je photographiais mon pays en transition pour The Star Newspaper et j’avais donc été confrontée à tout ce dont on m’avait protégée pendant ma jeunesse. J’avais été témoin de scènes de douleur, de souffrance, de pauvreté, de cruauté, et de joie, y compris de la mort de 3 collègues photographes sud-africains. Psychologiquement, j’étais au plus bas.

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En 1995 j’ai rencontré David Jakobie, un jeune homme de 19 ans qui vivait dans le quartier de Vredapark à Johannesburg – un quartier principalement afrikaner, blanc, conservateur et ouvrier, intimement lié au Parti National et à l'AWB (Afrikaner Weerstands Beweging – parti d’extrême droite). Ces communautés avaient souvent été protégées par l’ancien régime qui leur procurait des emplois et des logements sociaux mais pour eux, cette époque était désormais révolue. David ne mâchait pas ses mots, il vivait à 200 à l’heure et m’a laissée entrer dans son monde. Nombre des individus que j’ai rencontrés par l’intermédiaire de David étaient impliqués dans des activités criminelles, fumaient du mandrax et du crack ; certains gagnaient un peu d’argent en proposant des pipes pour 5 rands dans le quartier de Braamfontein, connu pour être un lieu où les jeunes garçons se prostituent. La philosophie de David sur la vie s’exprimait ainsi: “Pourquoi s’inquiéter du lendemain? Je vis pour l’instant présent. Si je meurs, je meurs. Je profite de la vie tant que je peux. Un lâche connaît mille morts. Un soldat ne meurt qu’une fois. On oublie les moments les plus difficiles. »

J’ai dû mettre un terme à mon projet lorsqu’un ami de la famille de David est sorti de prison après avoir purgé une peine pour meurtre et attaque à main armée. Il pensait que puisque David me permettait de faire des photos sur sa vie je devais en contrepartie aider ce type à « transporter des objets d’une maison à une autre ». J’étais dos au mur. Au fil des années, j’ai continué à rendre visite à David et à sa famille de temps en temps et j’ai appris que ce type avait été tué alors qu’il tentait de cambrioler une maison.

Mon projet suivant est né de l’obsession de David pour les Fast Guns, un gang réputé de Westbury, township très défavorisé, habité par des "métis", à l’ouest de Johannesburg. A l’époque (en 1996) de nombreux articles dans la presse relataient la mort de jeunes gangsters dans ce quartier. Je voulais explorer ce monde mais pas d’une façon superficielle. Qui étaient les membres de ces gangs, quelles vies menaient-ils ? Il s’agissait d’une communauté très fermée tout particulièrement par rapport aux journalistes et j’ai cru comprendre que l’on m’autorisait à rester quand Rosie, membre des Fast Guns, m’a dit : « Où sont ton gilet pare-balles et ton arme ? Une petite blanche comme toi sans protection et toute seule dans notre quartier… » Cette communauté était désabusée par le nouveau gouvernement démocratique ; avec un gouvernement noir, ils pensaient qu’ils seraient les derniers à profiter des opportunités du pays et qu’ils seraient traités comme les noirs l’étaient par le passé. Ils détestaient aussi les media pour leur inexactitude et le fait qu’ils étaient toujours décrits comme "les autres". J’ai travaillé en étroite collaboration avec les membres du gang : j’ai mis de côté toute idée préconçue, j’ai tenu compte de leur avis dans le projet en leur donnant des photos et en les faisant participer au choix final.

Mon expérience avec le gang m’a appris deux choses – tout d’abord que nous avons tous deux facettes, l’une obscure et l’autre lumineuse. J’étais souvent perturbée par le fait que je pouvais être assise à côté d’un individu qui avait assassiné et violé quelqu’un mais qui avait du charme, de l’esprit et de très bonnes manières et que je finissais par apprécier malgré tout ce que je savais sur lui. Je me suis également rendu compte que je pouvais entrer dans leur vie et en sortir relativement facilement, mais qu'eux étaient piégés et n'avaient que peu de voies de sortie. J’ai à nouveau ressenti cette sensation au cours de mes projets suivants et cela m’a profondément marquée.

Après le décès de mon père, je me suis réfugiée dans la province de Northern Cape qui avec ses vastes étendues et sa faible population m’apaisait. Mon séjour dans cette province, la plus grande du pays et la moins densément peuplée, m’a amené à photographier des communautés qui vivaient quasiment dans l’isolement et dont la vie politique et sociale était peu développée. Ces communautés avaient souffert des conséquences de l’apartheid : certains avaient abandonné leur identité pour rester ensemble, beaucoup avaient perdu leur terre, la communauté de Riemvaasmaak ayant été la première de la province à obtenir la restitution de ses terres en 1994. Certaines communautés avaient du mal à survivre car les ressources minérales (comme le cuivre ou les diamants) qui représentaient leur principale source de revenus commençaient à s’épuiser. J’ai voyagé dans cette région pendant trois mois.

Au cours de ces sept années de reportage photographique en Afrique du Sud, j’ai accumulé de nombreuses images sur la jeunesse de mon pays. Certains moments resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Comme par exemple le visage de David, 3 ans, à la maison d’accueil Orlando pour enfants abandonnés et victimes de sévices, qui, alors que je partais, a grimpé dans ma voiture en arborant un immense sourire. Il pensait que j’allais le ramener à la maison et il a éclaté en sanglots quand je lui ai expliqué que ce n’était pas possible.

Ou bien cette fillette qui hurlait parce qu’on l’emmenait à l’hospice pour incurables de Cotlands, où l’on place les enfants malades du sida. Comme si, à un si jeune âge, elle savait déjà ce qui l’attendait. Ou encore ces formidables morceaux de jazz entendus au Conservatoire de Musique de Gauteng.

La plus grande leçon que j’aie apprise et qui me permet de tenir, c’est que malgré toutes les difficultés que les Sud-Africains aient connues, ils ont encore le courage, la force et la volonté de se construire une vie meilleure. Je remercie toutes ces personnes qui m’ont fait partager leur vie. Vive l'Afrique du Sud!

Jodi Bieber

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