Lauréate du Prix Françoise Demulder 2022

« Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. » George Orwell, 1984

Le conflit en Ukraine est mené à coups de balles et d’artillerie, mais il avait déjà commencé des années plus tôt à la télévision russe. Depuis longtemps, la télévision d’État est la principale source d’information pour les Russes, et seules quelques chaînes indépendantes et souvent numériques assuraient un semblant d’équilibre. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les médias critiques à l’égard du régime ont été fermés et les réseaux sociaux bloqués. Pour s’informer, la plupart des Russes n’ont plus que les chaînes de propagande soutenues par le Kremlin. Ils sont par conséquent nombreux à vivre aujourd’hui dans une réalité alternative où l’armée russe serait en train de « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine, tout en menant une guerre contre le bloc occidental fasciste par le biais de la prétendue « opération spéciale ». Les catastrophes et vagues d’oppression se sont succédé pendant un siècle, ce qui a fait naître chez de nombreux Russes une forme d’acceptation passive et de léthargie qui sert bien Poutine.

Le 24 février 2022, j’ai documenté l’invasion russe de l’Ukraine lorsque des chars sont entrés dans la République populaire séparatiste de Donetsk soutenue par la Russie. Avant de quitter Moscou, j’ai photographié les dernières manifestations publiques contre la guerre dans la ville. Depuis mon retour en juin 2022, je cherche à établir un compte rendu historique des événements qui se déroulent autour de moi, afin de mettre en lumière le fossé entre la réalité de la guerre en Ukraine et la perception biaisée de la guerre cultivée par et pour la société russe. Comment une nation entière peut-elle suivre aveuglément son dirigeant, sans se poser de questions ?

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La guerre a fait des ravages dans les régions les plus pauvres du pays où, selon les observateurs internationaux, jusqu’à 200 000 soldats russes sont morts dans le conflit. Les forces armées qui mènent « l’opération spéciale » de Poutine comprennent un nombre étonnamment élevé de jeunes hommes issus des républiques « ethniques ». La présence disproportionnée des minorités est liée aux tendances démographiques, mais aussi aux inégalités économiques et au manque d’opportunités dans de nombreuses régions en dehors des grandes villes les plus riches. La république qui a compté le plus grand nombre de victimes est le Daghestan, une république pauvre avec une tradition martiale et une loyauté relative envers Moscou. J’ai assisté à des obsèques où j’ai vu des parents terrassés par le chagrin. La plupart gardaient pourtant une attitude patriotique, en particulier les parents convaincus que leurs fils sont morts pour défendre une cause héroïque.

Tout au long de l’été 2022, Moscou semblait épargné par la guerre et de somptueux événements étaient organisés. Mais à l’automne, avec la mobilisation nationale, la guerre a atteint la capitale. Plus de 300 000 hommes ont été envoyés au front, mal équipés et sans préparation. Nous avons rencontré Ekaterina à un point de recrutement, juste avant que son mari ne soit envoyé dans un camp d’entraînement à l’extérieur de Moscou. « Ils ne sont que de la chair à canon. » Elle aurait voulu qu’il refuse de répondre à la convocation, estimant préférable qu’il passe quelques années en prison plutôt que d’être renvoyé mort chez lui.

Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, les programmes scolaires à travers la Russie sont inondés de leçons et d’activités parascolaires axées sur le patriotisme et les sujets militaires. Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une vaste campagne du Kremlin visant à militariser la société russe, à former les générations futures à vénérer l’armée, et à consolider davantage le récit du président Vladimir V. Poutine selon lequel « une véritable guerre a de nouveau été lancée contre notre mère patrie ».

Nanna Heitmann

Nanna Heitmann

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