Göksin Sipahioglu évoque en moi cette imposante présence digne de «déférence», non seulement du fait de son allure, de sa grande taille – 1,90 m – de son âge – trente ans de plus que moi –, mais également pour son côté humain. Grand patron resté journaliste militant dans l’âme, cet homme indépendant, révolté contre les injustices de toutes sortes, décidé et courageux, m’a donné le goût du métier tandis que son œuvre m’inspirait le plus grand respect. Fondateur de l’agence Sipa Press, dont j’ai l’honneur de faire partie, il est depuis plus d’un demi-siècle, une grande figure du photojournalisme auquel il a offert quelques-unes de ses plus belles pages. De la guerre du Sinaï, en passant par le monde très fermé de l’Albanie d’Enver Hoxha, par la crise des Missiles à Cuba et par la Chine de Mao jusqu’au processus d’indépendance de Djibouti, à l’intervention soviétique à Prague, au départ de Dubcek et à Mai 68, peu d’événements ont échappé à son objectif pendant sa carrière de photojournaliste.

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En 1969, sa décision est prise : il va créer sa propre agence. L’agence Sipa est née au tournant des années 70. Avec sa compagne, Phyllis Springer, journaliste américaine qui deviendra sa femme, il déniche un minuscule local de 16 m2 dont le propriétaire n’est autre que l’humoriste Fernand Raynaud. Si l’espace est restreint, l’adresse est prestigieuse : 102, avenue des Champs-Élysées. Jusqu’en novembre 1973, date de la création officielle de l’agence, toutes les photos qui en sortent portent la mention Sipahioglu. Par la suite, le nom de « Sipa Press » s’imposera naturellement.

À la fois directeur et rédacteur en chef, Göksin Sipahioglu est contraint d’abandonner le terrain pour se consacrer exclusivement au fonctionnement de Sipa Press. Dans l’agence, dotée d'un impressionnant réseau de correspondants à travers le monde, se sont formés de nombreux photographes de renommée internationale, patrons d'agences et directeurs, aussi bien de presse écrite qu'audiovisuelle. Alors que je travaillais à une rétrospective à l’occasion du 30e anniversaire de Mai 68, j’ai redécouvert avec émotion les photos de Göksin prises pendant les événements. En 1968, ces photos étaient parues dans des magazines comme Bunte, Paris Match et dans plusieurs quotidiens. Jean Bertolino en avait utilisé certaines dans son livre Les Trublions. En novembre 1998, dans le cadre du Mois de la Photo à Paris, j’ai eu l’honneur de préparer l’exposition Un regard sur les barricades avec des photos que Göksin n’avait encore jamais exposées. La manifestation, qui a eu un vif succès, a inspiré à Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison Européenne de la Photographie ce commentaire : « J’ai trouvé vos photographies superbes et étonnantes… C’est un vrai bonheur de découvrir vos images. Je vous savais un très grand directeur d’agence ; vous êtes maintenant pour moi LE photographe de ma génération. ». Dans son article « Le dinosaure du photojournalisme », paru dans Le Monde du 20 novembre 1998, Michel Guerrin remarque : « Il sort d'un mai 68 éprouvant - blessé par une grenade - qu'il a photographié au jour le jour.» Et il cite Phyllis Springer : « Je le déposais avec ma Mustang en première ligne ». Il est vrai que tous les grands photographes ont immortalisé les événements de 1968, mais l’intérêt particulier des images de Göksin réside dans la fraîcheur de son regard. C’est le regard d’un journaliste étranger à ce microcosme parisien. Toujours en première ligne, il cherche la bonne photo. Comme celle de «La Pasionaria», cette femme qui se dresse au milieu du boulevard Saint-Germain entre les manifestants et les forces de l’ordre. Il n’hésite pas à prendre des risques. « Si la grenade que j’ai reçue en plein visage avait explosé, je n’aurais plus de visage », dit-il. Avec son ami Jean Bertolino, il réussit un scoop à l’intérieur de la Sorbonne occupée où il photographie les « Katangais ».

Lors de sa remise de médaille de Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur à l’Elysée, le 19 Janvier 2007, le président Chirac le décrit ainsi : « Un des nombreux talents de M. Göksin Sipahioglu a été de repérer celui des autres. Sachant combiner une grande exigence professionnelle avec une très profonde humanité, il est vu par ses collaborateurs comme, je les cite, “un seigneur généreux, fidèle et accessible”. Et je suis très heureux de récompenser ce très grand patron charismatique, qui a été un photographe et un journaliste hors pair ».

« Une seule obsession anime ce patron de presse visuel : être le premier » dit Michel Guerrin. Göksin, exigeant envers lui-même, a la faculté d’encourager son entourage à toujours chercher à se dépasser, ce dont je lui suis vivement reconnaissant. Le moment est venu de lui rendre hommage et de présenter son remarquable travail de photographe sur les événements de Mai 1968.

Ferit Düzyol

Göksin Sipahioglu

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