Cela faisait dix ans que je prenais des photos pour ce qui est devenu notre premier livre sur Troy dans l’État de New York, Upstate Girls: Unraveling Collar City 2004-2013, quand l’un des rares confrères avec lequel j’avais réussi à tisser des liens m’a demandé si j’avais réfléchi au fait que je me « cachais » dans mon travail en restant si longtemps avec les mêmes personnes et au même endroit. NON ! Mon cœur, mon esprit et mes tripes savaient que lorsque je me trouvais dans la cuisine de Deb Stocklas, j’étais au centre de l’univers en tant qu’être humain et journaliste. J’avais l’intuition, qui s’est confirmée, que chaque histoire en Amérique pouvait être racontée à travers la vie vécue autour de la Sixth Avenue à North Troy. Pour les nombreux reportages nationaux qui ont fini par être publiés dans le New York Times, dans le vaste essai du New Yorker ou dans les actualités de la radio NPR, j’ai vu les liens se tisser devant moi au fil des années passées chez l’un ou l’autre des résidents de ce quartier post-industriel.

J’ai rencontré les familles avec lesquelles j’allais passer vingt années en 2004, lorsque j’ai été invitée à photographier Kayla Stocklas, âgée de 14 ans, qui accouchait de son premier enfant. Kayla vivait à Troy, à environ dix minutes de là où j’étais née et où, trente ans plus tôt, j’étais tombée enceinte à 14 ans et avais avorté. La naissance du fils de Kayla, D’Anthony Stocklas, a enraciné la famille Stocklas dans une génération encore plus éloignée de la possibilité d’une ascension sociale, une génération encore plus proche d’être scellée dans l’inégalité de classe de ses aïeux de l’ère victorienne qui ont fait tourner les usines de Troy à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Au cours des années, j’ai appris à connaître et à documenter le quartier de la famille Stocklas et le réseau de soutien de son voisinage qui s’étendait le long de la Sixth Avenue, un quartier historiquement pauvre du nord de Troy. La maison des Stocklas, une bâtisse en bois délabrée de deux étages avec deux appartements rudimentaires en haut, offrait un foyer à leurs enfants lorsqu’ils devenaient parents et constituait une modeste source de revenus supplémentaires pour les grands-parents qui perçoivent un loyer symbolique de la part de leurs enfants adultes. Des centaines de fois le matin, j’ai suivi Deb Stocklas, la matriarche puissante de la maisonnée et le centre de cette famille élargie des Upstate Girls. J’ai été émerveillée par sa force lorsqu’elle se traînait à travers des pièces silencieuses où s’alignaient une dizaine de corps endormis pour se faire un café qui lui donnerait le courage d’affronter l’aube grise et épaisse en se rendant à son travail de conductrice de car pour élèves en difficulté d’apprentissage. Les sept enfants et les nombreux petits-enfants de Deb ont grandi sous ce toit, propriété de son concubin qu’ils appellent Poppa Stocklas.

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Les revenus de Deb sont maigres et sa famille est nombreuse. Elle sait que si elle ne vivait pas avec son compagnon de longue date, leurs conditions de vie ne seraient pas aussi bonnes et les risques de se retrouver sans abri augmenteraient considérablement. Deb n’a qu’un vague souvenir de son enfance avec sa mère et sa grand-mère, toutes deux mères célibataires, travaillant dans la confection et à l’usine pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Deb n’a pas souvenir d’une époque où quelqu’un dans sa famille avait suffisamment d’argent pour qu’elle puisse demander une aide financière en cas de besoin. Les difficultés de Deb l’ont rendue sensible aux besoins perpétuels de sa famille élargie et de ses voisins.

Misère, manque d’argent, forte violence, taux d’incarcération élevé, difficultés d’apprentissage, promiscuité et bouches supplémentaires à nourrir : voilà ce qu’abrite chaque maison de la rue. Là où la vie est dictée par le faible pouvoir d’achat et les pénuries, la maison Stocklas, dirigée par Deb, a absorbé des décennies de traumatismes communautaires. Son sous-sol est un refuge depuis trois générations. Il sert de pouponnière lorsque le parent d’un nouveau-né a besoin d’une adresse stable pour tenir à distance les services de protection de l’enfance, ou lorsque le père d’un bébé est en prison et que la mère n’arrive pas à payer le loyer, ou encore lorsque le père a besoin d’une adresse pour obtenir une libération conditionnelle et rentrer à la maison.

C’est l’espace où les adolescents sont devenus adultes et où les jeunes adultes ont planifié la suite de leurs vies. Au sous-sol, les bébés étaient partout, jusque dans l’évier de la cuisine. Des équipements usés, des plafonds gorgés d’eau, des cloisons sèches fissurées, une douche et des toilettes aux fuites fréquentes pour une douzaine d’adultes et leurs nombreux petits.

Dans cette Amérique, les familles savent que les services sociaux censés les aider sont, en pratique, un organe répressif et qu’elles doivent elles-mêmes assurer leur propre filet de sécurité. Les gamins qui souffrent de troubles mentaux et de problèmes d’addiction ne sont que rarement suivis, les parents craignant d’exposer tous leurs enfants à la surveillance des services de protection, conscients qu’ils peuvent se retourner violemment contre eux, brisant les familles qu’ils sont chargés de protéger. Les programmes sociaux et éducatifs dans les quartiers vulnérables sont perçus comme une initiation à l’incarcération, à la soumission et à la désintégration du collectif familial essentiel.

J’ai été un témoin dévoué en restant solidaire de trois générations de la famille Stocklas élargie. Je pensais que la partie documentaire de notre relation avait pris fin avec la publication de notre livre en 2018. Nous étions passés à l’action pour essayer de changer le récit que nous vivions et partagions à travers cette publication. Bien avant que l’on entende parler de « journalisme de solutions », nous avons créé une association à but non lucratif qui encourageait l’art et l’exploration créative en tant que voies d’accès à des perspectives sociales et économiques plus larges. Nous avons fait des voyages à New York et élargi nos horizons physiques et sociaux. Nous avions l’impression de guérir et de tirer les enseignements de l’expérience du livre Upstate Girls pour forger des avenirs différents. Les perspectives semblaient pérennes, jusqu’à ce qu’un SMS de l’une des familles qui constituaient notre « happy end » révèle un échec familial inimaginable et que je commence à comprendre que j’avais sous-estimé la profondeur des séquelles psychologiques et physiques causées par les traumatismes de l’enfance. Les familles et moi-même avons ressenti le devoir de faire le lien entre les conditions présentées dans notre premier livre et celles qui se manifestaient à travers la génération suivante. Nous étions bien engagés sur la voie de la guérison. Nous nous sommes mis à utiliser l’élaboration du deuxième livre, Grown Upstate: The Legacy of Love in Collar City 2013-2023, comme un élément de notre convalescence et un support pour donner du pouvoir aux femmes qui ont souffert d’une enfance où se brouillaient les frontières entre l’amour, la violence, le pouvoir et la peur.

Mon propre travail m’a dévastée et j’ai moi aussi vieilli dans ces pièces, je ne me sens jamais autant chez moi que dans la cuisine de Deb. Le fait d’être restée vingt ans est peut-être la preuve la plus indéniable de l’impossibilité de laisser derrière soi les traumatismes qui nous entourent depuis la naissance.

Brenda Ann Kenneally

Brenda Ann Kenneally

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