LAURÉATE DU PRIX KODAK DU JEUNE REPORTER 1998

C’était au Rajasthan, à Jaipur, un matin du mois d’avril. Le conducteur du taxi-moto qui m’emmenait rejoindre les enfants de la “Global March”, qui finissait alors de traverser toute l’Inde, s’est tourné vers moi, m’a dévisagée et m’a dit: “Je vous connais. Je vous ai vue hier dans la rue faire des photos de la manifestation des enfants”. Il a regardé la route un instant, puis s’est tourné de nouveau et là, m’a clouée sur place de surprise: “Je voudrais vous dire merci. Merci de faire ce métier. C’est grâce à des gens comme vous que nos enfants qui souffrent pourront être entendus dans votre pays. Et alors, les choses changeront peut-être”.

Un moment comme celui-ci est rare et magique. Parce qu’alors, tout paraît évident.
On se dit qu’on avait raison, qu’on a choisi la bonne direction. Les doutes, les angoisses, sont balayés. On se dit que ces images, qu’on est allé chercher plus à l’instinct qu’après une décision sagement mûrie, sont justifiées. Qu’elles ont le droit d’être, qu’elles auront peut-être leur utilité. Qu’avec les centaines, les milliers d’autres images ramenées par tant d’autres photographes, les femmes battues, humiliées, niées, les enfants achetés, terrorisés, brisés, les malades, les fous, tous ces oubliés de la glorieuse mondialisation, ces parias du nouveau “global village”, auront peut-être une chance de se faire entendre. De vous regarder droit dans les yeux pour vous rappeler qu’ils ont les mêmes besoins, les mêmes désirs, les mêmes rêves que vous. Que moi.

Parfois, j’aimerais que mes images soient tout autres. Qu’elles parlent seulement de beauté, de vie, de bonheur, de légèreté. J’aimerais cesser de me prendre, comme se moquait gentiment certains, pour la “Mère Teresa du Kleenex”. Après tout, personne ne m’a demandé de sauver le monde.

Mais à chaque fois, c’est à côté de ceux qui n’intéressent personne - ou si peu de monde - que j’ai envie d’aller. Parce qu’à chaque fois, j’en ressors bouleversée, enrichie, reconnaissante. Avec tous mes repères à la renverse. Parce que ceux qui n’ont rien peuvent tout vous donner. Et moi, tout ce que je peux leur offrir en échange, pour ces moments de leur vie qu’ils m’ont permis de partager, ce sont mes images.

Marie Dorigny, juillet 1998

L’exposition reprend quatre volets du travail que Marie Dorigny poursuit sur les diverses formes d’exclusion et d’exploitation : le sida, le travail des enfants, l’esclavage domestique et l’enfance maltraitée.

Marie Dorigny

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© Thordis Sigurdardottir
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