La ville russe de Dzerzhinsk, sur les bords de la Volga, est située au cœur d’un vaste complexe industriel. Six ou sept usines chimiques y ont tourné sept jours sur sept, pendant 50 ans. En activité depuis le début de la deuxième guerre mondiale, elles ont produit des armes chimiques, de la Dioxine et du carburant pour fusées, trois catégories de substances parmi les plus dangereuses. Bien qu’ils n’opèrent plus qu’à faible régime, certains ateliers fabriquent encore des herbicides à base de Dioxine, de DDT et de chlore. Le plus grand secret régnait sur ces activités sous le régime soviétique ; ce n’est qu’en 1988 que les premières fuites d’informations eurent lieu, alors que des experts furent appelés pour enquêter sur l’incidence anormalement élevée de troubles pulmonaires dans la région.

Aujourd’hui, tout est toxique : l’air, l’eau, le sol. D’après les scientifiques qui ont visité la zone depuis l’éclatement de l’Union Soviétique, Dzerzhinsk est la ville la plus polluée de la planète. Les usines étant incapables de traiter leurs rejets toxiques, la situation ne fait que s’aggraver. Le réservoir destiné à renfermer les déchets toxiques tombe en ruines. Une vaste “mer blanche” s’est formée aux alentours qui, par infiltration, se déverse dans la Volga, puis dans la Mer Caspienne à plusieurs centaines de kilomètres de là.

Cette bombe à retardement, qui provoquerait une véritable catastrophe écologique, ne concerne pas que la population locale. Les habitants de Dzerzhinsk, qui ne furent jamais informés de la dangerosité des produits fabriqués dans ces usines, ont une espérance de vie de 42 ans pour les hommes et à peine 45 ans pour les femmes. Les enfants pêchent dans la Volga directement en aval de la Mer Blanche. Ils ne peuvent y nager sans que leur peau ne se couvre de plaies. Les mères qui allaitent leurs enfants leur transmettent de la Dioxine. Le bétail n’a d’autre pâturage que les anciennes décharges pour résidus toxiques.

L’évacuation et le nettoyage de la région exigeraient des centaines de millions de dollars, et la Russie joue la politique de l’autruche. Les habitants n’ont pas les moyens de déménager. Ils ne reçoivent aucune aide. “Nous n’avons aucun espoir de nous faire aider par l’état. Lorsque nous avons demandé une subvention à Moscou pour pouvoir acheter un système de filtrage de l’eau, on nous a répondu que notre ville n’existait plus, qu’elle avait été rasée en 1965”, dit un habitant.

L’histoire de Dzerzhinsk est l’histoire d’une génération que l’on tente de jeter aux oubliettes. Ses habitants et son passé sont en train d’être gommés. Comme souvent au cours de l’histoire de la Russie elle-même, ce sont les victimes, les cicatrices, en général invisibles pour le monde moderne, qui peuvent seules témoigner de ce passé.

A l’aube du XXIème siècle, le monde prend conscience que notre planète est polluée. La situation s’aggrave du fait que les usines continuent de déverser leurs rejets toxiques, d’obscurcir le ciel avec leurs fumées asphyxiantes, de polluer les cours d’eau avec leurs résidus chimiques. Ces ateliers ont pour la plupart des activités industrielles. En tant que photojournaliste, j’ai surtout couvert des conflits. Aujourd’hui, je m’intéresse aux causes et aux effets de la guerre. A l’avenir, je souhaiterais réaliser un reportage sur la fabrication des armements, en particuliers les armes chimiques.

Stanley Greene, avril 1998

Stanley Greene

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par Jean-François Leroy
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