« Depuis dix ans, ils ne nous laissent pas respirer » m’a dit un ami lors de mon récent séjour à Grozny en décembre 2004. Dix ans plus tôt, le soir du nouvel an 1994-95, la Russie ordonnait à ses troupes d’entrer dans la ville de Grozny. A l’époque, je n’imaginais pas la réaction en chaîne que cet assaut voué à l’échec allait déclencher. Ce qui, à l’époque, pouvait passer pour une erreur militaire et politique, une erreur pouvant être corrigée, n’était en fait qu’un avant-goût de la souffrance et de la destruction que la Tchétchénie allait subir pendant les dix années qui ont suivi. Aujourd’hui, la guerre se poursuit. La première invasion de Grozny était une démonstration de force inconsidérée et arrogante qui s’est soldée par un véritable massacre de la plupart des soldats. L’opinion publique russe, en état de choc, remit alors en question et critiqua avec véhémence cette guerre, si bien que fin 1996, la Russie, frustrée, dut se retirer.

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En 1999, l’armée russe envahit de nouveau la Tchétchénie, promettant de rétablir l’ordre public, mais, cette fois-ci, avec une détermination impitoyable et avec le soutien de l’opinion publique très remontée contre la Tchétchénie du fait de récents attentats à Moscou et d’incursions au Daghestan de rebelles tchétchènes. Les assauts de la deuxième guerre et leurs brutaux contrecoups ont atteint des niveaux de violence et de destruction bien supérieurs à ceux de la première guerre. Depuis l’an 2000, la Tchétchénie est devenue un trou noir, inaccessible pour les médias, fermée aux organisations internationales. Les violations des droits de l’Homme sont perpétrées à l’abri des regards, en toute impunité et à l’insu du monde extérieur. Enlèvements, torture et extorsion sont des réalités quotidiennes dans la Tchétchénie du nouveau millénaire. Les gens subissent une telle oppression que cela ressemble à un génocide, très loin de l’ordre public annoncé par le Kremlin. Le US Holocaust Museum a placé la Tchétchénie sur sa liste de surveillance des pays à risque en matière de génocide. L’horreur de la seconde guerre de Tchétchénie a donné naissance à un extrémisme inconnu il y a dix ans, lors de ma première visite. Les prises d’otages collectives d’enfants dans une école de Beslan et de spectateurs dans un théâtre de Moscou, les avions civils que des femmes kamikazes font exploser simultanément en plein vol sont autant de nouvelles ripostes inconnues de la société tchétchène avant cette guerre. Aujourd’hui, en Tchétchénie, le recours à cet extrémisme est la seule cour d’appel pour ceux qui ont tout perdu et qui sont prêts à sacrifier leur vie dans des attentats suicides. Quasiment toutes les familles tchétchènes ont perdu des proches. Quasiment toutes les familles cherchent des proches qui ont disparu à l’occasion d’une arrestation ou d’une des ces redoutables opérations de « grand nettoyage » (zachistka) auxquelles se livrent les militaires russes et leurs complices anonymes. « Les chanceux sont ceux qui trouvent un corps » m’a dit un homme, un enseignant qui cherche son neveu depuis plus de deux ans. J’ai tenté, par mon travail, de donner un visage aux nombreuses victimes de cette guerre : les jeunes appelés russes, la nouvelle génération qui grandit privée de scolarité et de son enfance, les disparus, et les civils qui n’ont aucun recours en justice ni aucun système politique. Les habitants locaux gribouillent « des gens vivent ici » sur les portails et les murs criblés de balles de leurs maisons, pour montrer que la vie n’a pas totalement disparu dans cette ville qui, à première vue, semble morte. Grozny vit. A mes yeux, elle est un monument à la guerre et à la destruction modernes, mais elle est aussi un puissant symbole de l’oppression, de l’endurance et de la survie du peuple tchétchène.

Heidi Bradner

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