Je me suis rendu en Irak avec Sara Daniel, reporter du Nouvel Observateur, en mars 2004, un an après l’opération Liberty lancée par les forces de la coalition. Nous voulions retracer l’invasion de mars 2003. Ici, les Irakiens considèrent les soldats américains comme des envahisseurs plutôt que des libérateurs, car, bien que la dictature ait été abattue et le dictateur emprisonné, la démocratie et la paix ne règnent toujours pas dans ce pays. L’Irak est dans un état de chaos permanent. Le conflit s’est étendu du triangle sunnite vers les régions à majorité shiite où, chaque jour, les soldats américains tombent dans des embuscades et sont tués. Dans ces circonstances, le transfert du pouvoir à un gouvernement provisoire annoncé pour le 30 juin 2004 semblait fortement compromis et, comme nous l’avons très vite découvert, ce sont les extrémistes religieux et leurs milices qui détiennent le vrai pouvoir et font payer aux forces d’occupation le prix de leur arrogance et de leur ignorance de la situation sur le terrain. Notre article et nos photos montrent l’horreur qui atteignait alors un tel niveau de cruauté que nous avons très vite compris que ce conflit s’aggravait dramatiquement et n’était pas près de s’apaiser, contrairement à ce que pensaient et affirmaient les hommes politiques. Le climat de haine et de mort était palpable.

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Nous avons vu cette hargne. Dans un accès de rage anti-américaine, le 31 mars 2004, quatre gardes de sécurité américains ont été abattus à Fallouja. Un témoin oculaire âgé de 20 ans, Abdulkader Mohamed, nous a décrit ce qu’il a vu ce jour-là. « Deux jeeps conduites par des civils américains portant des gilets pare-balles ont été attaquées par la ‘résistance irakienne’, armée d’un lance-roquette RPG-7. Deux passagers ont survécu au tir de roquette et ont tenté de sortir des véhicules en feu, mais des habitants de Fallouja les ont repoussés dans les flammes à l’aide d’outils ménagers. Les victimes suppliaient qu’on les aide, mais personne n’est venu à leur rescousse. » Ensuite, les habitants ont traîné les corps calcinés dans toute la ville et les ont pendus à un pont avant de couper leurs liens pour que la foule les voie s’étaler par terre comme de la viande de boucherie carbonisée. Alors que nous entrions dans Fallouja, nous avons vu des véhicules en feu et la fumée était partout; nous avons été confrontés à la mutilation et à la dévastation; les restes des deux américains, leurs corps calcinés, étaient là, à mes pieds. Alors que je commençai à photographier ce spectacle d’horreur, tout ce que j’entendais, c’était la foule en train de scander « Vive l’Islam » et « Allah Akbar » [Dieu est grand]. La vue de ces corps calcinés, morts, m’a vraiment secoué. Plus tard, de retour à l’hôtel, je me suis effondré et j’ai pleuré ; ce jour-là, j’ai perdu quelque chose et je savais que je ne le récupérerais jamais. Je suis retourné en Irak avec Sara Daniel en juillet 2005, mais cette fois, pour couvrir la guerre du côté américain. Nous avons décidé de nous rendre à Baquba, au nord de Bagdad, une région où les embuscades et les affrontements sanglants sont le lot quotidien des soldats américains. Une guerre de religion fait aussi rage dans cette région; Baquba est proche de la frontière iranienne, et la population y est moitié shiite, moitié sunnite; ils se haïssent et ne se sont jamais fait confiance. Sara Daniel et moi avons passé quinze jours avec les soldats de la fameuse division Big Red One, celle qui a combattu dans les deux guerres mondiales. Nous avons accompagné les soldats en patrouille, avons partagé leurs angoisses, leur colère et leur sentiment d’absurdité face à cette guerre qu’ils n’arrivent pas à comprendre et qui ne cesse de tuer. Pour la plupart des Américains, la signification de la guerre en Irak n’est ni militaire ni même morale, elle est psychologique. Elle les met brutalement face à leur fragilité morale et à leurs échecs. J’ai le sentiment que les photos que j’ai prises en Irak montrent la fragilité morale et l’échec de cette guerre ainsi que l’ambivalence des dogmes chrétiens et islamiques. Sur la photo d’un soldat américain au garde à vous pendant une cérémonie religieuse, on a presque l’impression qu’il fait le salut « Sieg Heil ». Et puis, il y a l’insurgé irakien à l’intérieur d’une mosquée en train de prier avec ses armes, et Fallouja avec ses sunnites qui clament « Allah est grand », et les partisans de Muqtada al-Sadr qui brûlent le drapeau américain tout en priant Allah. D’un côté on a George Bush qui entend convertir le Moyen-Orient, et de l’autre, les fanatiques qui se battent pour que l’Islam domine la nation et qui entraînent l’Irak dans une guerre civile sanglante. Par ces photographies, je tente de m’éloigner de la « malbouffe journalistique » pour mettre résolument l’accent sur le subjectif et sur l’humain. Pour moi, mes photos de Fallouja révèlent la bête qui sommeille en chacun de nous. Dans l’ensemble, ces photographies exposent le spectateur au chagrin, à la douleur, à la malchance de s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, sans oublier la banalité de la mort, de la souffrance et l’horreur de la guerre, mais pas seulement l’horreur, le gâchis aussi. La guerre est une perte dont personne ne sort vainqueur.

Stanley Greene

Commande du Centre National des Arts Plastiques - Ministère de la Culture et de la Communication.

Stanley Greene

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par Jean-François Leroy
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