Je suis photographe, membre de l’agence MÉTIS, et j’aime à me consacrer à des travaux au long cours, libres des contraintes habituelles de la profession. Je reste convaincue que la photographie peut avoir un grand impact humain et contribuer à éveiller les consciences, agir pour la transformation des rapports sociaux.
De Jacob A. Riis à Chris Killip, en passant par Lewis W. Hine, les photographes du F. S. A. ou Eugène Smith, nombre de photographes en ont apporté la preuve.

C’est dans cet esprit que, dès 1988, j’ai entrepris un reportage en profondeur parmi ceux que l’on appelle les nouveaux pauvres, une population à l’écart, vivant sur le fil ténu qui sépare l’insertion de l’exclusion. J’ai voulu témoigner de la situation de ceux à qui la société n’offre d’autre espoir que de survivre dans le dénuement et l’isolement nourris de la peur du pire qu’il n’est plus question de refuser d’envisager. J’ai souhaité rendre visible la misère ordinaire dont la banalité grandissante finit par voiler l’insupportable constat.

Car les pays riches n’ont guère de mal à dissimuler leurs pauvres , ils se cachent. Bien sûr, on dira les sans-abri, les S.D.F., ces nouveaux clochards, à l’occasion d’une vague de froid intense ou d’un fait divers sordide. Les media se feront alors le porte-voix zélé de tel ou tel décideur ou militant socio-humanitaire..., le temps que l’information reprenne ses droits, à dénier l’examen approfondi des faits dans un maelström événementiel voué à l’éphémère.

Mais la misère n’est pas un fait divers, elle est au contraire le quotidien d’une très grande partie de nos concitoyens qui la subissent, pour la plupart, dans le silence et la résignation. Les laissés pour compte d’une économie malade de ses contradictions s’abandonnent à la culpabilité ou au fatalisme et cachent leur précaire survie aux yeux d’une société trop oublieuse que gîte et couvert ne suffisent pas à fonder la dignité des hommes et à établir leur droit à une existence sociale à part entière.

Je suis allée voir ces gens ordinaires, frappés par la perte de leur emploi, le déracinement, l'éclatement des familles, la maladie; ces gens qu'on ne remarque pas dans la rue, qu'on laisse aux mains des spécialistes de la charité et qu'on ne veut pas connaître. Qui d'ailleurs aurait envie de devenir l'ami d'un pauvre ?

Il suffit de pousser la porte, d'entrer dans leurs maisons pour découvrir un autre univers. A première vue, rien que de très banal. Aucun "signe extérieur de pauvreté" criant. Et puis, on aperçoit les détails qui en disent long... Une dent qui manque, un regard un peu trop vide, un rire trop proche de l'Hystérie... On comprend qu'ils ne sortent guère, qu'ils restent toujours ensemble, à l'étroit dans leur univers clos, parlant beaucoup, se touchant comme pour se rassurer, s'inventant des jeux et des espoirs. Effrayés par le monde du dehors, ils tuent le temps en ne sachant qu'attendre.

Il m'a fallu prendre le temps de tuer le temps avec eux pour, enfin, derrière un geste, un regard, capter leur émotion, leur fragilité, l'angoisse profonde et quotidienne qui est la leur. Alors, ils m'ont fait confiance : "Allez montrer à ceux du dehors comment on vit", m'ont-ils signifié.

C'est pourquoi je désire ardemment que mes images puissent, autant qu’un témoignage, constituer un outil pour mieux comprendre et combattre les situations que je m’attache à révéler.

Marie-Paule Nègre

Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Ministère de la Culture et cette exposition réalisée grâce au soutien de la C.C.A.S.

Marie-Paule Nègre

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