Je commence enfin à comprendre certaines choses. J’ai survécu aux soubresauts de ma jeunesse, navigué sans trop de heurts durant la trentaine, et maintenant je dois affronter la complexité de l’âge mûr. J’ai pris des photos pour garder une trace de toutes ces années. À 67 ans, je me rapproche de l’instant où j’entendrai retentir l’appel ultime de l’archange Gabriel. Ma carrière de photographe m’a permis d’éclairer certaines zones d’ombre. J’avais entrepris des études sérieuses de peinture avant que la photographie ne vienne à moi. Un art qui exige un tout autre coup de pinceau.

De quoi rêvons-nous pendant ce court temps de lucidité qui nous est donné ? La conscience et l’observation du possible pendant un long moment laissent supposer que les morts font des rêves magnifiques. Je pense à la mort de ma mère et à ce que cela a signifié pour moi. Elle avait été le sujet de mon tout premier cliché. Je n’ai plus cette photo, il ne me reste que le souvenir de son sourire. Cela a été une bonne chose car je me suis mis à rechercher la beauté à travers le prisme de la vie.

À un moment, il m’a semblé impossible de discerner le lien entre le monde de mes rêves et la réalité de ma vie. J’ai travaillé vingt heures par jour durant six années. J’apprenais l’art de la photographie le jour et j’étais infirmier dans un hôpital new-yorkais la nuit, avant de décrocher mon premier véritable emploi de photographe à temps plein. C’était comme entrer à retardement dans un rêve qui m’éloignait davantage de la réalité, et pourtant c’était agréable. L’avenir était moins net, mais toujours plein de possibilités. Les rêves demeuraient intacts.

La beauté essentielle est dans les mouvements mêmes de l’humanité. De temps à autre, cette beauté prend corps inopinément dans une photo. Ces images collectives sont peut-être une grâce salvatrice pour les vivants, mais je l’oublie parfois, aveuglé que je suis par les aléas de la vie. Quand je prends le temps d’y réfléchir, je réalise que je peux m’en accommoder.

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Tout a commencé il y a bien longtemps, lorsque j’étais enfant, avec les paroles d’une chanson : « Let there be peace on earth and let it begin with me » (Que la paix soit sur la terre, et qu’elle commence dans mon cœur). J’ai pris ces mots au sérieux et ils continuent d’inspirer ma perspective de faiseur d’images. Des années plus tard, alors que je travaillais en Afrique, ces paroles me sont revenues de manière inattendue, comme un flash-back pendant un trip. Photographier la réalité a toujours été ma drogue. Cette réalité fait partie du rêve.

Je pense que le monde est un endroit complexe. Un jour, au cours d’une mission en Afrique avec Paul Theroux, nous avons eu une longue discussion sur la famille. Paul m’a dit : « Tu te rends compte que ton père, né en 1900, était trop jeune pour la Première Guerre mondiale, trop vieux pour la Seconde, et qu’il a pourtant vécu l’une des périodes les plus difficiles pour un Noir aux États-Unis ? » La remarque de Paul a créé un lien entre moi et mon père que je n’avais jamais perçu auparavant. Je voyais soudain la vie de mon père sous un nouvel angle. Éternelle histoire : les jeunes pensent tout savoir, avant de découvrir qu’ils connaissent si peu de choses de leurs parents. La vie s’en trouve changée, et c’est peut-être ce qui nous empêche de trouver le sommeil quand nous devrions dormir.

Au plus profond de nos âmes, nous aspirons au rêve merveilleux. Observer, c’est faire le lien entre la vie de l’espèce humaine et les images que laisse derrière lui un photographe avisé. Mon parcours sur ce long chemin est une méditation pour comprendre l’être humain. J’ai essayé de capter la beauté complexe et la réalité de la vie par la photo. J’ai commencé la photographie très tôt et mon objectif final, cher à mon cœur, évolue sans cesse, échappant à mon contrôle.

La vie continue et le travail aussi. J’ai beaucoup appris, mais je regarde avec affolement l’horloge qui tourne. J’apprends de ma mère, de mon père, de mon quotidien, j’apprends constamment. Selon moi, il n’y a pas vraiment d’explication à notre présence ici-bas. La famille – l’homme, la femme, l’enfant – rend nos rêves immortels et fait que je continue d’écouter, d’espérer et d’observer. J’utilise mon appareil photo pour figer le temps et faire de belles images qui, je l’espère, trouveront leur place dans mes rêves pour inspirer un mouvement continu à cette ronde. Je continue à chercher, à vivre, à respirer et à m’émerveiller de toute cette beauté.

Eli Reed, Paris, France, 9 janvier 2014

Eli Reed

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