
Afghanistan : À l'ombre des drapeaux blancs
Sandra Calligaro
Lauréate 2024 du Prix Françoise Demulder
Le 15 août 2021, à la faveur du retrait américain, les talibans reprennent le pouvoir en Afghanistan, vingt ans après en avoir été chassés. Dès leur retour, une chape de plomb retombe sur le pays. Les médias sont muselés, les filles exclues de l’enseignement secondaire, la musique interdite. La gent féminine est de nouveau sommée de se couvrir de la tête aux pieds : dans les villes, les voiles des longues abayas noires flottent aux côtés des tchadris bleu électrique. Écartées de la majorité des lieux de travail et de socialisation, les femmes sont effacées de la sphère publique, claquemurées chez elles. Cette mise à l’écart est d’autant plus douloureuse pour les citadines que l’Occident avait encouragées à s’émanciper, à voir le monde autrement.
Face à l’installation progressive de la théocratie, j’ai cherché à documenter le quotidien tragique des femmes : leur enfermement, mais aussi leur résilience. J’ai voulu dresser le portrait d’une société contrainte, qui s’adapte tant bien que mal et tente de résister à des décrets de plus en plus liberticides.
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Malgré les restrictions, les femmes trouvent le moyen de continuer à vivre. Si leur présence dans l’espace public est limitée, elles sont encore autorisées à exercer dans quelques secteurs comme la santé, l’art ou l’artisanat ; des zones grises dans lesquelles elles s’engouffrent pour continuer d’exister. De manière clandestine, elles s’apprêtent dans des salons de beauté œuvrant à rideaux tirés, s’instruisent dans des classes installées dans les salons et sous-sols des maisons. Elles parviennent même à côtoyer de jeunes hommes le temps d’un atelier de dessin. Des gestes et des actes qui peuvent nous sembler anodins mais qui relèvent, dans ce contexte, d’un véritable courage. C’est la loi talibane qu’elles défient, mais pas seulement : elles s’opposent aussi à une société profondément patriarcale et conservatrice, où l’oppression ne se limite pas à la religion.
C’est un Afghanistan en demi-teinte que je donne à voir, suspendu entre espoir et mélancolie. Mon approche photographique se veut intimiste, et je porte une attention particulière aux intérieurs, derniers espaces de liberté pour les femmes. En tant que femme moi-même, je peux franchir le parda, ce rideau symbolique et physique qui sépare les sexes, pour accéder à ces lieux clos où la vie féminine subsiste. À l’inverse, dans les photographies prises à l’extérieur, dans les espaces réservés aux hommes, l’œil cherche les femmes et peine à les trouver : elles sont devenues un détail dans l’image.
En filigrane, j’évoque aussi ceux qui, durant ces vingt années d’intervention internationale, ont grandi loin des villes, dans les zones rurales où l’aide ne parvenait pas. Les jeunes combattants talibans sont pour la plupart issus de cette jeunesse restée à la marge du progrès. Faute d’école, ils allaient à la madrasa, l’école coranique, et dès l’adolescence étaient recrutés pour le djihad. Ont-ils seulement eu le choix de leur destinée ?
Deux mondes, deux Afghanistan, écrasés par plus de quarante ans de conflits mortifères, s’entrechoquent : les rêves avortés des uns, leurs espoirs envolés, cohabitent avec le retour à la lumière des autres. C’est cette complexité – inhérente à la guerre, et qui fracture les sociétés – que mon travail tente d’embrasser ici.
Sandra Calligaro
Avec le soutien à la photographie documentaire du Centre national des arts plastiques, et le soutien de Brouillon d’un rêve de la Scam et du dispositif La Culture avec la Copie Privée