Depuis plus de cinquante ans, depuis qu’un armistice précaire a mis un terme à la guerre de Corée, des troupes patrouillent tous les jours dans une zone tampon qui sépare les deux Corées et où le moindre incident pourrait déclencher une reprise des hostilités. C’est la DMZ (« demilitarized zone »), dernier reliquat de la guerre froide. En parcourant la zone démilitarisée, longue de 243 kilomètres, qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud, on découvre d’insolites lignes de fronts établissant une distance de sécurité entre des forces armées qui sont parmi les plus imposantes et les plus redoutables de la planète. Alors que de chaque côté, plus d’un demi-million de militaires est armé de matériel d’artillerie, d’avions de chasse, de tanks et peut-être même d’armes nucléaires, à la frontière, les soldats ne sont munis que de pistolets ou de fusils de combat. Dans ces postes rapprochés, la guerre est psychologique. Les haut-parleurs et les pancartes assènent leur propagande, les armées américaine et coréenne se livrent à des manœuvres militaires explosives pour attirer l’attention des Nord-Coréens ; des gardes d’élite de la zone commune de sécurité (JSA) s’adonnent au jeu du “baisse-yeux”, ils essaient de faire baisser les yeux à leurs adversaires qui sont à quelques pas.

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Entre-temps, les villageois auxquels on a alloué des parcelles de terre spéciales et qui ont été exemptés de service militaire, tentent de mener une vie normale à l’intérieur de la zone de sécurité. Une demi-douzaine de soldats en armes protège un agriculteur dans son tracteur alors qu’il traverse un champ pour aller moissonner. Des cars entiers de touristes envahissent la zone commune de sécurité pour dévisager les soldats, frémir devant tous ces panneaux indiquant la présence de mines anti-personnel, prendre une photo des gardes nord-coréens impassibles et acheter un bout de fil barbelé en guise de souvenir. A l’automne, pendant leur migration, les grues, qui sont une espèce menacée, s’arrêtent dans la DMZ pour se nourrir dans les champs de chaume. Un demi-siècle d’impasse a créé l’une des plus grandes étendues sauvages de Corée du Sud.

Les contrastes font partie du quotidien. Les troupes américaines sont stationnées dans des bases pourvues de terrains de jeu, salles d’ordinateurs, fast-foods, et même de terrains de golf. Les appelés sud-coréens vivent retirés dans des camps austères où ils pratiquent les arts martiaux et patrouillent sans relâche. Les Nord-Coréens, épiés par des milliers d’yeux au travers de jumelles et de caméras vidéo, occupent des postes d’observation dépourvus de chauffage et de lumière la plupart du temps. Des postes d’observation, on en trouve sur les plages, au sommet des montagnes, le long des routes encombrées et dans les champs.

Pendant ce temps, à quelque 55 kilomètres de là, à Séoul, parmi une dense population de onze millions d’habitants, rares sont ceux qui accordent une pensée aux centaines de pièces d’artillerie pointées sur eux ou même comprennent que des tanks sillonnent et font des manœuvres dans les petits bourgs ruraux, ou encore que le président de la Corée du Nord, Kim Jong-Il, a menacé de transformer Séoul en “lac de feu” si on le provoque. La DMZ semble être à des milliers de kilomètres.

Pendant trois mois, armé de mes appareils photo, j’ai voyagé le long de la zone démilitarisée et ai été confronté à des reliefs austères, des températures extrêmes au sommet des montagnes, des officiers paranoïaques, des gardes armés, des exercices de tir sur cibles assourdissants, des exercices rapprochés avec munitions, de violentes manifestations devant les bases militaires américaines, des Sud-Coréens déchirés désireux de revoir les membres de leur famille restés dans le Nord, et des poignées de mains symboliques à la frontière. J’ai passé une semaine en Corée du Nord dans une station de montagne. Chaque jour était un jour nouveau car les soldats se préparaient pour une guerre susceptible de reprendre à tout moment.

Michael Yamashita

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