Le 23 octobre 2013 marquera mon troisième alive day, date à laquelle j’ai échappé à la mort lorsqu’une mine antipersonnel afghane a explosé, sectionnant ma jambe gauche en dessous du genou, et ma jambe droite au-dessus. D’autres blessures, aussi graves mais moins visibles, m’ont obligé à subir des opérations pendant deux ans et demi.

Ce qui m’est arrivé ne m’a pas choqué car j’avais depuis longtemps accepté le fait qu’un jour ce serait mon tour, que ce serait à moi de ressentir cette douleur.

J’ai mis ma carrière entre parenthèses, mais pendant cette longue période de convalescence, j’ai tout de même réussi à réaliser certains sujets. J’ai esquivé des rhinocéros lors d’un reportage sur le braconnage, et un peu plus tôt cette année j’ai couvert les émeutes de Zamdela, au sud de Johannesburg. Cela m’a apporté une lueur d’espoir : je n’ai pas perdu une miette de mobilité grâce à mes prothèses.

Les scènes effroyables de violence m’ont rappelé l’Afrique du Sud à l’époque de son combat contre le régime de l’apartheid, et même si le pays a connu dix-neuf années de démocratie, l’utopie promise à chaque citoyen demeure pour la plupart une illusion. Huit personnes ont trouvé la mort pendant cette journée de troubles civils et, comme il y a bien des années, j’étais sur place pour photographier les victimes.

2013 marque également le dixième anniversaire de la guerre en Irak. Les États-Unis ont décidé d’attaquer un pays souverain et de l’occuper. Aujourd’hui, la violence y est profondément ancrée, une violence que le gouvernement a justifiée en brandissant la menace du terrorisme et le prétendu arsenal d’armes de destruction massive de Saddam Hussein. La mort et la violence ont frappé de plein fouet des Irakiens innocents, et malgré le retrait des troupes américaines en 2011, la situation ne s’est pas améliorée.

La guerre civile en Irak fait partie de la stratégie des États-Unis de guerre contre le terrorisme qui a commencé il y a douze ans avec la traque d’Oussama Ben Laden en Afghanistan, en représailles aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, qui ont tué quelque 3 000 personnes.

J’insiste sur ces anniversaires car je suis conscient de la chance que j’ai de pouvoir les commémorer chaque année. Je me demande souvent pourquoi le deuxième engin explosif qui était rattaché à la mine antipersonnel ce jour-là n’a pas explosé. J’ai côtoyé le danger à bien d’autres occasions, mais m’en suis sorti sans une égratignure alors que beaucoup d’autres autour de moi n’ont pas eu cette chance.

silva_retro_036.jpg
silva_retro_048.jpg
silva_retro_018.jpg
silva_retro_005.jpg
silva_retro_001.jpg
silva_retro_003.jpg

Ma question demeure sans réponse. Quelle que soit la raison, que ce soit le plus pur des hasards ou la protection d’une puissance supérieure, je reste redevable. Je suis reconnaissant de pouvoir entrevoir l’étincelle malicieuse dans les yeux de mon fils, admirer ma fille magnifique qui affronte la vie comme une jeune adulte, et je suis heureux de sentir mon cœur battre la chamade lorsque j’aperçois ma femme qui passe une main dans ses cheveux.

Ce sont ces petits détails qui me rappellent sans cesse que j’ai droit à une seconde chance. 2013 a été pour moi une année rétrospective pendant laquelle j’ai passé en revue tout mon travail. Je regarde d’un œil tout à fait différent les images que j’ai prises il y a des années. Je ne sais pas vraiment ce que j’espérais trouver dans ces cartons remplis de clichés en noir et blanc un peu jaunis, de négatifs fourrés dans des enveloppes non marquées, de diapos glissées dans des chemises et de boîtes remplies de dispositifs de stockage moderne.

Malheureusement, je n’ai pas trouvé le « chef-d’œuvre » qui m’aurait échappé lors d’un bouclage sous pression, ni découvert de vérité cachée. Toutefois, cette quête désordonnée a ouvert les vannes des souvenirs et des émotions qui étaient enfouis derrière tous ces clichés. Je me suis rendu compte que les images que j’ai prises ne correspondent pas toujours au souvenir d’un moment précis, et beaucoup de mes photos sont médiocres, pour ne pas dire mauvaises.

Malgré cela, je pense que mon travail a le mérite de montrer les actes héroïques accomplis par les personnes rencontrées sur mon chemin, la souffrance des innocents et les vies perdues. Cette œuvre mineure marque également mon passage à travers l’histoire avec tous ses écueils et ses souvenirs – l’amour, la mort, les amitiés, les regrets et les leçons apprises. Je n’ai pas été surpris de constater que je ne réagis plus de la même façon lorsque je regarde les photos que j’ai prises de personnes dont la vie a été brisée par la guerre, notamment les personnes mutilées. J’observe plus profondément ces photos, comme si j’étais à la recherche de quelque chose qui pourrait être là, d’une réponse que j’espère trouver.

Je me souviens d’une jeune Angolaise que j’ai photographiée il y a bien des années. Elle avait perdu une jambe mais se tenait debout, essayant de garder l’équilibre à l’aide de ses béquilles. Elle regardait fixement l’appareil comme si elle me mettait au défi de la prendre en photo. Je me souviens d’avoir eu l’impression que ce n’était pas moi qui prenais la photo, que j’observais la scène de l’extérieur car j’étais gêné, mal à l’aise. Il s’agissait de l’un de mes premiers clichés de mutilés de guerre, et c’était moi qui avais peur.

Aujourd’hui encore, son regard traduit les épreuves vécues, la douleur, la guerre et la perte. Mais le plus frappant dans tout cela, c’est qu’elle montre que même si elle a été blessée par la guerre, elle ne s’abaissera jamais à n’être qu’une simple victime des actes terribles perpétrés par les hommes. Il me reste encore beaucoup à apprendre.

Joao Silva

Joao Silva

portrait_silva_geoffrey_berliner.jpg
Voir les archives