
40 ans de photographie sociale
Jean-Louis Courtinat
Photographier des sujets délicats et le faire avec délicatesse : c’est ainsi que nous pourrions caractériser ce qui anime Jean-Louis Courtinat depuis près de quarante ans. Pourtant dans cette phrase, le nom « délicatesse » – qui désigne la manière raffinée mais sans afféteries, empathique sans apitoiement, proche sans voyeurisme, qu’il a de poser son regard sur des personnes que la maladie, la misère et la rue ont fragilisées – triomphe de l’adjectif « délicat » qualifiant le thème de ses reportages. En effet, dans son objectif, ces hommes, ces femmes, ces enfants n’ont plus rien de frêle ou de faible, ils sont rendus à leur dignité d’êtres humains. L’image leur donne corps, substance, elle témoigne de leur existence, de leur combat.
Près de trente ans séparent « Les damnés de Nanterre » de son enquête « Des êtres sans importance », dont une partie a été produite dans le cadre de la grande commande Radioscopie de la France. Dans ces deux ensembles conservés dans les collections de la Bibliothèque nationale de France, on décèle la même qualité de relation que le photographe a su nouer avec chacun des protagonistes de ses images ; le temps qu’il leur accorde pour arriver à prendre fait et cause pour eux est ce qui conditionne la qualité de leur présence.
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Le photographe est un humaniste, dans le sillage de Robert Doisneau qu’il assista en intégrant l’agence Rapho – sa première mentor étant Martine Franck, rencontrée lors de son passage à Viva. Un humaniste donc, mais aussi un moraliste au sens noble et historique du terme, comme Jean de La Fontaine. Il ne s’agit pas pour lui de donner de leçon, il faut simplement être juste. La question de la justesse embrasse ici autant celle de la bonne distance entre le photographe et le photographié au moment de la prise de vue que celle du temps suffisant à prendre en amont, une question à laquelle le reporter-auteur répond d’abord par l’intégrité d’une image, jamais recadrée. En outre, si le noir et blanc argentique est son expression privilégiée, on note toutefois qu’il n’y a pas chez lui la volonté d’y associer un quelconque manichéisme ; le gris est davantage sa couleur en ce qu’il incarne la douceur d’une image comprise plutôt que prise, survivante plutôt qu’à vif, et la complexité de la nuance dans un monde de plus en plus polarisé.
Les photographies de Jean-Louis Courtinat sont fortes et bien construites, mais il n’est pas un formaliste : la forme surgit de l’instant, la composition de l’émotion. Pour lui, faire de la photographie sociale, ce n’est pas faire d’un objet accessoire, d’un vide, d’un hors-champ, le symbole d’une souffrance, c’est faire face au réel, photographier la présence comme l’essentiel, saisir la double évidence du visage si chère au philosophe Emmanuel Levinas pour qui faire l’expérience de l’altérité, c’est percevoir la vulnérabilité de l’autre et solidairement du sentiment de notre responsabilité envers lui. La justesse du photographe rejoint alors celle de la justice des hommes.
La morale des images de Jean-Louis Courtinat pourrait être que chacun fait ce qu’il peut, le photographe au premier chef, et qu’il n’y a pas là dans cette expression le signe d’une résignation mais bien plutôt l’idée d’un champ des possibles où la délicatesse d’un geste, d’un regard, est aussi ce qui nous permet de faire société.
Héloïse Conésa Conservatrice en chef du patrimoine Chargée de la collection de photographie contemporaine de la Bibliothèque nationale de France